Eunomia https://eunomia.media Thu, 18 Mar 2021 21:47:30 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 Comment je suis devenue anticapitaliste https://eunomia.media/2021/03/18/devenue-anticapitaliste/ https://eunomia.media/2021/03/18/devenue-anticapitaliste/#comments Thu, 18 Mar 2021 21:47:30 +0000 https://eunomia.media/?p=6116 C’est un peu intime, de raconter son histoire, mais je crois de plus en plus que le privé est politique, et qu’on ne permet jamais mieux à autrui de comprendre les problèmes sociaux qu’en les exprimant en termes de vécus. Les statistiques c’est important aussi, mais les comptes ne servent à rien… si on ne sait pas ce qu’on compte. ]]>

Un peu d’histoire

C’est un peu intime, de raconter son histoire, mais je crois de plus en plus que le privé est politique, et qu’on ne permet jamais mieux à autrui de comprendre les problèmes sociaux qu’en les exprimant en termes de vécus. Les statistiques c’est important aussi, mais les comptes ne servent à rien… si on ne sait pas ce qu’on compte. 

On va parler de succès, d’ascenseur social, de mérite, de réussite, de classes sociales, mais aussi de patriarcat, et de racisme. 

On va partir d’un peu loin, de mes origines rurales, catholiques, populaires. Mes grands-parents maternels étaient prolétaires. Ma grand-mère « bonne à tout faire », d’après sa carte d’identité, mon grand-père employé communal, il faisait les jardins et l’entretien des trottoirs. Mes grands-parents paternels étaient clairement plus aisés, ils étaient exploitants agricoles, et ça tournait pas mal. Mes parents sont des boomers. Quand ils se sont mariés, ils ont commencé pauvres, ma mère était à l’usine à 14 ans, mais il y avait du travail. Ma mère travaillait d’arrache-pied et gagnait sa vie, ce qui faisait « tourner la maison » et cela a permis à mon père de monter sa boîte… avec un petit coup de pouce au départ, de mes grands-parents paternels, pour s’équiper. Il a mis quelques années, avant que ça ne marche, mais à force de persistance, ça a marché.

Mes parents sont devenus assez aisés, et je suis née à une époque faste de leur vie. Grace à cela, j’ai pu, à cause de mes difficultés scolaires (j’étais cancre, bonne dernière), être placée dans un établissement privé à petits effectifs au collège. J’ai été suivie, cadrée. A un moment j’ai eu un déclic, je me suis mise au travail, très fort. J’avais des résultats irréguliers, mais dans certaines matières, ça payait, alors j’ai persévéré. Dans ma famille, on n’était pas très cultivés, mais moi j’avais un attrait pour les sciences. Alors je me suis abonnée à Sciences et Vie, et j’ai petit à petit rattrapé le niveau dans la plupart des matières, jusqu’à passer un bac S, que j’ai eu avec une mention assez bien. A ma grande déception. J’aurais pu avoir une mention bien, vu mes notes, mais le passif de cancre m’a rattrapée : avec le manque de confiance en moi et le stress, j’ai échoué dans certaines épreuves. Après le bac S, je suis allée à la fac. Mes parents avaient les moyens de me payer mes études, et j’ai donc pu étudier sans trop me soucier de mes finances. Je bossais l’été, car quand même on a culture familiale où il faut se prendre en main, mais en réalité, ça me faisait juste de l’argent de poche. J’ai réussi brillamment, j’ai eu facilement une bourse de doctorat, j’ai fait une thèse. Bref : je suis le pur exemple d’un ascenseur social qui fonctionne… a priori.

Pourquoi alors, suis-je devenue anticapitaliste ? Comment ? A cause de l’autre moitié de ma vie. Au moment de la thèse, à la fac, j’ai rencontré le futur père de mes enfants, venu étudier en France. Il était originaire d’un pays Africain, musulman. Il avait passé pas mal d’années en France déjà, et culturellement, je me sentais plus proche de lui que de mes parents, parce qu’on fréquentait la fac tous les deux. Il avait deux diplômes de master, il avait étudié. Pas mes parents. Il était moderne, il faisait la cuisine et le ménage alors que mon père avait toujours été dans son canapé avec le journal, et les autres hommes (blancs) que je connaissais étaient pas très « faisants » non plus. Certains des mecs blancs instruits que j’ai croisés à la fac étaient lourdement sexistes, faisant des blagues sur le fait que des femmes qui font des maths ne sont pas des vraies femmes, ou lourdement racistes, citant des études pétées suggérant que certaines races auraient des QI inférieurs. Ils étaient tellement lourds. Lui non. Il était extrêmement respectueux de mes limites corporelles. Il était respectueux de mes ambitions. Quand je l’ai rencontré, il était sur le point de partir, pour rentrer chez lui et valoriser ses diplômes, mais il a attendu, car je faisais ma thèse. Il était travailleur et ambitieux, et il savait qu’il n’avait aucune chance de valoriser ses diplômes en France, qu’il serait réduit au cumul de petits boulots, comme ceux qu’il a fait pendant ma thèse : la plonge, la mise en rayon, les déménagements. Alors il m’a dit : j’attends que tu finisses, mais mon choix, c’est de rentrer. Donc quand tu auras fini, je rentre. J’ai dis ok.

J’adorais la recherche, mais ma thèse s’est passée dans un laboratoire où l’ambiance était très compétitive. Des chercheurs de mon équipe se faisaient des coups bas pour postuler chacun aux mêmes opportunités de recrutement, il se disputaient sans cesse, parfois devant moi en pleine réunion sensée faire avancer mon travail. Moi j’ai toujours eu un idéal dans lequel la recherche était une émulation collective : c’est excitant, de réfléchir à plusieurs, de rebondir sur les pistes des uns des autres, de faire une lecture critique d’article collective. J’avais connu ça un peu dans les stages avant ma thèse, mais je n’ai pas eu ça pendant ma thèse. Sans compter un co-thésard qui défendait des idées racistes et sexistes, qui étaient tolérés par la plupart des autres personnes, et le décalage social (beaucoup des autres étudiants étaient des normaliens, pas issus de la fac, et… il se ressent, le décalage). Au bout de 3 ans et demi, j’ai soutenu, mais j’étais démotivée et éreintée par cette ambiance. Et puis, ça manquait de concret. Alors, j’ai décidé de le suivre chez lui, d’aller prendre l’air, et de voir s’il n’y avait pas de recherches plus intéressantes et concrètes à faire là-bas. J’ai cherché du travail sur les 6 mois avant de finir, et j’ai décroché un job, pas en recherche, mais dans le monde académique, et qui devait commencer 1 mois après ma soutenance. J’ai pris.

On a vendu tous les meubles, on a payé les billets d’avion avec, et on est partis. Il a dit « il faudra deux ans pour que je me lance », j’ai répondu, vu l’expérience de mes parents « ne rêve pas, se lancer, c’est minimum 3 ans, mais tu peux même tabler sur 5 ans ». On a eu beaucoup de mal à s’installer. La vie coutait très cher, et pendant des mois, j’ai eu l’impression de camper. On n’avait aucun soutien familial ; sa famille à lui était pauvre et dans une ville éloignée. Je cotisais en France pour ma retraite et ma sécurité sociale, mais cela prenait la moitié de mon salaire. On dépensait l’argent économisé pour que je rentre en France une fois par an voir ma famille. Je passais mon temps à travailler avec un contrat à 41h/ semaine, je voyageais beaucoup pour le travail, je n’avais pas le temps ni l’espace pour me créer un cercle social. Quand je rentrais, j’avais envie de me poser chez moi. Il n’avait pas de revenus au début, mais je pensais à mes parents, au fait qu’il travaillait pour, et dur. Au fait que quand on travaille, on fini par y arriver. Et au fur et à mesure des années, il a fini par comprendre comment faire. Il a fini par comprendre que s’il ne décrochait jamais de contrats, c’est d’une parce que si t’as pas de trésorerie au départ, personne ne te fait confiance, de deux parce que les passations de marchés n’étaient pas accordées de manière propre.

Il a dû commencer à bosser comme « consultant » local pour des plus gros que lui. Des entreprises françaises et européennes, qui voulaient obtenir ces marchés, mais avaient besoin de quelqu’un pour faire une partie du taf relationnel et de soumission des projets sur place. Et là, il a commencé à observer les pratiques. Y avait des « délits d’initiés » (pire en vrai, des entreprises étaient embauchées en sous-traitance pour écrire le cahier des charges, et ça leur permettait de l’écrire de telle manière qu’elles seraient les seuls à pouvoir remplir les critères, donc les seuls à être aptes à obtenir le marché), y avait des rétro-commissions. Y avait des mecs qui servaient de fusibles quand une fraude était mise à jour. Des « consultants », comme lui. C’était le consultant qui avait prétendument fraudé, pas la grosse entreprise française. J’ai donc découvert la françafrique, la manière dont les grosses entreprises internationales continuent à faire leur jus, en concurrence déloyale totale avec toute entreprise locale qui voudrait se lancer en concurrence. Il a fini par être repéré par un richissime français, gros PDG d’une filiale d’une entreprise française de très gros calibre. Il lui a dit « associe toi à mon fils, il ne fait rien, il fait la fête, il dors toute la journée, il a besoin d’être tiré un peu par un mec qui bosse ». Ils se sont associés, ça faisait un garant financier. Parfois il me disait « Tu sais où il a passé le week-end l’associé ? A Monaco ! Il a fait l’aller-retour en jet… ». J’ai commencé à entrevoir comment vit la haute bourgeoisie. J’ai déchanté. Je ne voulais pas en faire partie moi de ce monde-là, tellement éloigné de mes idéaux à moi. Lui aussi, il a déchanté un peu, mais il ne voulait pas voir son rêve de réussite sociale s’envoler, alors il a commencé à juste moins m’en parler.

En parallèle, on a eu des enfants. Et au bout de 5 ans, j’ai commencé à vouloir revenir vers la recherche. Alors j’ai « soumis des projets » à des philanthropies, et pile à la naissance de mon 2e, j’ai obtenu un financement pour 2 ans, mais qui ne permettait de me rémunérer qu’à mi-temps. Je ne pouvais pas laisser mon autre job, sachant les opportunités à long terme rares. Alors j’ai négocié de passer à mi-temps sur mon ancien job aussi. Et je me suis donc retrouvée avec deux pleins temps… payés chacun à mi-temps. Et deux enfants. Ce que je n’avais pas anticipé, c’est que de son coté, lui aussi, son travail a commencé à s’emballer pile au même moment. Et là où le travail domestique a augmenté pour moi avec les enfants, lui n’a pas « pris sa part » de ce travail là. Non pas parce qu’il considérait que c’était « mon » taf. Non. Parce qu’il fallait qu’il travaille. Parce que c’était ce que je voulais, non, qu’il gagne sa vie ? J’ai pensé que ça passerait, qu’il finirait par pouvoir salarier d’autres personnes, et que ça l’allègerait. C’est ce qu’il disait, en fait.  Notre couple commençait à vraiment se déliter. Nous avions tous les deux la tête totalement dans le guidon, entre le travail en surdose, l’isolement familial, et les enfants, il n’y avait plus aucune vie sociale ni aucune vie de couple. Mais je me disais « tous les couples ont des bas ». Et puis, mon projet de recherche arrivant sur la fin, je suis tombée enceinte du petit dernier. Et là, ça a été la descente aux enfers. Plus âgée, en charge de deux petits de 3 et 5 ans, j’étais beaucoup plus fatiguée. Je ne l’avais pas anticipé. J’ai eu un décollement de membrane. J’ai eu un médicament pour régler ce problème, mais ce médicament me faisait somnoler. Je passais prendre les enfants le soir, et je rentrais m’affaler dans le canapé. Ils jouaient, et j’étais incapable de me remettre sur mes deux pieds. Toute énergie avait quitté mon corps. Lui, il arrivait du travail à 21h, et me trouvait comme un zombie. Il faisait à manger aux enfants, qui dormaient donc à 22h ou 23h. Je tentais d’exprimer que ce n’était pas possible, que des enfants ne peuvent pas manger si tard, qu’il devait rentrer plus tôt, que je ne tenais plus. Mais la réponse était invariablement « je dois travailler ! si je ne travaille pas, c’est l’échec ! ».

Il était tendu par son travail, ça le rendait désagréable. Envers moi, parfois envers les enfants. Mon travail à moi s’est mis à se déliter aussi. J’ai dû annuler toutes mes missions. Je n’étais plus capable de rien faire. Je n’étais pas en mesure d’écrire les articles liés à mon projet de recherche qui était fini, alors que les résultats étaient importants pour sauver des vies (oui, on écrit les articles sans être payé, c’est « comme ça » en recherche).  Mon médecin m’a prescrit quelques jours d’arrêt par ci par là. Mais je culpabilisais vis-à-vis de mon employeur et de mes collègues, car il n’y avait personne pour me remplacer, et tout le monde devait se taper une surcharge de travail. J’ai eu peur, très peur, de perdre mon travail. Chaque fois que j’essayais de faire comprendre les difficultés, il n’a pas entendu. Il avait la tête dans le guidon. Mais surtout, surtout. Il croyait au Dogme. Le dogme de la méritocratie. Celui qui dit que si tu travailles dur, ta vie sera belle et réussie. Tu auras le graal. Une belle famille, une belle maison, une belle voiture. Pour lui, ce n’était pas possible que ça craque. Car il faisait tout ce que le dogme commandait : travailler dur, très dur. Tout faire pour gagner de l’argent. Et moi je me liquéfiais, physiquement et mentalement, et mon affection pour lui étaient en train de finir de se liquéfier aussi, mais le dogme n’enseigne pas comment le travail peut briser les corps. Comment il brise les vies, les personnes, les couples, les familles. Aux presque 2/3 de ma grossesse, il a fait une hernie-discale monstrueuse, après une sortie professionnelle déraisonnable l’ayant conduit à faire des heures sur des routes en mauvais état (un samedi où j’étais restée, du coup, bien qu’épuisée et déjà bien arrondie, seule avec les enfants). J’étais liquide, il est devenu doublement infect, à cause de la douleur. Ça a achevé de me convaincre : c’était définitivement terminé, lui et moi. 

Je suis rentrée finir ma grossesse chez mes parents. C’était prévu, comme pour les deux précédentes. J’ai pu me reposer un peu. J’ai été chouchoutée. Un troisième trimestre de grossesse est difficile, mais celui-ci m’a presque semblé moins dur que le deuxième, tant mon corps avait morflé. Je savais qu’en rentrant, j’allais rompre. Mais il fallait aussi que je me remette au travail, surtout que je n’avais aucun filet social avec mon contrat africain (pas de chômage, pas d’allocations familiales). Notre histoire était plus que terminée, mais je ne pouvais pas partir sans travail. J’ai rompu le lendemain de mon retour : il n’avait pas fallu 48h pour une énième dispute. Il m’a fallu des mois pour me remettre physiquement. J’ai eu d’autres problèmes de santé, j’ai eu un accident de voiture, aussi, à cause de l’épuisement. Encore maintenant, un petit microbe me met au sol, alors que j’ai eu une résistance incroyable toute ma vie. J’ai découvert ce qu’était avoir des limites physiques. J’ai découvert que si je ne me ménageais pas, j’allais juste craquer totalement. Le travail et les grossesses m’ont clairement abimée.

Le racisme à contraint nos décisions. Il n’avait d’avenir que dans son pays, car les discriminations systémiques le réduisaient à des petits boulots en France. Même chez lui, finalement, on ne lui faisait pas confiance, jusqu’à ce qu’il ait un associé riche et blanc (…même fainéant). Nous nous sommes donc retrouvés dans une grande ville, isolés de toute famille, de tout soutien social. Lorsque le travail est devenu trop intense, ce soutien a manqué, et ma condition féminine s’est faîte ressentir : là aussi, j’étais contrainte. Enfants et travail… je ne pouvais pas tout gérer. Quand tu en parles on te dit « ah mais il faut faire des choix dans la vie ! » Et implicitement, mécaniquement, ça s’est mis en place : c’est moi qui devais les faire, les sacrifices, les renoncements. Car lui, il était un homme, et qu’un homme qui ne réussit pas socialement, qui ne nourrit pas sa famille, dans sa tête, c’était un mauvais homme. Alors qu’il me mette dans ce choix impossible ne travaillait pas sa conscience, puisque le dogme disait : si tu travailles dur, c’est ça qui fait de toi un homme bon. C’est ça, qui te vaudra une reconnaissance sociale. C’est (entre autres) ça, le patriarcat : même moderne dans ta tête, tu retombes dans les rôles et les contraintes, car tu veux bien être moderne, mais pas jusqu’au point où ça te décrédibilise socialement. Et la pression était double pour lui, en fait, car il était noir. A ses yeux, il devait réussir deux fois plus, pour la gagner, cette crédibilité. Et puis moi j’étais salariée, soumise à des exigences d’un patron qui ne tient pas compte de la faisabilité, et qui met toujours en avant les exigences des bailleurs. Comme d’autres mettent en avant les exigences des clients. Si le projet tombe (/ si la boîte tombe), on tombe tous. Argument imparable. Qui voudrait perdre son taf ? C’est ainsi que fonctionne ce monde de compétition capitaliste : si tu veux garder ton travail, bosses, et si tu morfles… on comprend bien hein, et oui bon tu as des enfants, c’est dur pour vous les femmes, c’est vrai, c’est vrai, mais désolé, faut quand même qu’il soit fait le travail tu comprends bien. Alors tu morfles encore. De tous les coté, tu morfles. Si j’avais quitté mon travail, on n’aurait plus bouclé le budget. Et je n’aurais plus pu partir au moment où la rupture déjà entamée de toutes manières se serait produite : dépendante, j’aurais été coincée. 

Il y a un truc essentiel que tu apprends quand tu subis les oppressions : tous les choix qui s’offrent à toi sont mauvais. Ce sont ces contraintes-là, qui rendent tous les choix mauvais, qui « font système ». Qui font que les oppressions sont systémiques.

La majorité d’entre nous sont à la fois opprimés et oppresseurs

Ne suis-je que victime, qu’opprimée, dans mon histoire? Non, il manque un bout. Le premier bout était déjà assez intime, mais le deuxième est encore un peu plus dur à écrire. Mais je crois qu’on doit tous passer par là, par une introspection de comment on est dominant. Il se trouve que pour la plupart des gens, la manière dont l’exploitation d’autrui leur bénéficie, la manière dont ils bénéficient de privilèges, leur est invisible. En ce qui me concerne, une partie au moins est bien trop visible pour que je l’ignore. 

L’exploitation est comme une pyramide. Très peu sont tout en haut, et certains sont tout en bas. Mais la majorité d’entre nous sommes quelque part entre les deux: exploités et exploiteurs. Pyramide tirée de l’alt right playbook (Série vidéo qui traite de comment pense et comment interagir avec l’extrême droite : https://youtu.be/5Luu1Beb8ng)

Quels sont mes privilèges ? J’ai suivi mon ex dans son pays, un pays pauvre où les gens sont mal payés. Un premier privilège qui saute à mes yeux, c’est la rapidité avec laquelle j’ai trouvé un boulot pas trop mal payé (je ne suis pas richissime au regard des standards français, hein, mais mieux payée que la plupart des personnes que je côtoie). A l’époque où j’ai trouvé mon taf, je n’avais pas énormément de recul sur mes privilèges, j’en ai plus maintenant, et je sais que le boulot que j’ai pris, c’était un boulot correct en moins pour une personne sur place. C’était facile de me dédouaner : ça permettait à mon ex de rentrer chez lui et de se lancer, il était bénéficiaire… indirect. Et puis, je forme des gens, c’était aussi facile de se dire que je transmettais des connaissances que j’avais eu le privilège d’avoir parce que j’avais étudié dans une université avec plus de moyens financiers et humains, et que du coup les personnes que je formais bénéficiaient aussi… indirectement. C’est comme ça qu’on se dédouane souvent, les opprimés aussi bénéficient de notre privilège… indirectement. Mais bon on voit bien, il aurait fait des petits boulots dans mon pays, je prenais un boulot qui aurait été utile à autrui dans le sien. Pas vraiment de bon choix. 

L’autre gros morceau c’est que désormais, je suis monoparent de 3 enfants en bas âge, dans un pays sans filet social toujours, sans périscolaire (or les enfants terminent à 15h), sans relais familial ni amical, avec un contrat où la base temps plein c’est 41h par semaine et sans RTT. Du coup, j’ai une femme noire qui travaille à mon service à plein temps, parce que c’est ça où… ne pas survivre à ma vie. Je suis une femme blanche dont la vie ne tiens que grâce aux services d’une femme noire. Qui travaille autant que moi, mais qui est forcément moins bien payée, puisque payée avec un bout de mon salaire. Là encore c’est facile de se dédouanner : « oui mais sans moi, elle aurait sans doute pas de boulot ! Elle a un boulot grâce à moi. ». Un gros classique, cette réplique. Non, en vrai elle a ce boulot parce que notre organisation sociale ne lui permet pas d’en faire un où elle n’est dominée par personne. Parce qu’elle n’a pas eu accès à des études. Qui préfère faire un boulot dans lequel il doit répondre à des ordres plutôt que d’être totalement autonome? Personne. Et j’ai beau être pas chiante et gentille, ce n’est pas la question : il y a un rapport de domination, et ça va forcément la conduire à prendre sur elle quand elle est fatiguée, ou à avoir peur de faire une connerie, parce qu’au final, c’est à moi que tient son boulot. Si on se disputait, le rapport de force serait inégal. Elle le sait, et je le sais. Et ça suffit à introduire un rapport de domination. Du même ordre que ce qui me conduisait moi à pousser mes limites physiques parce que j’avais peur de perdre mon taf, sans que personne n’ait besoin de me l’ordonner directement. Mais… moi-même, je suis déjà dans un sale état physiquement. Sans elle, je me retrouve à la rue, littéralement. Je n’ai pas de réserve, j’ai besoin de mon salaire, et j’ai besoin d’elle pour travailler et gagner un salaire. Donc là encore, pas vraiment de bon choix. 

Jamais de bon choix. Tous les choix sont mauvais. Mais le fait que tous les choix sont mauvais ne doit pas nous conduire à refuser d’admettre que les choix qu’on fait sont mauvais, en fait. C’est un truc qui va être assez clef dans le fait d’être de gauche ou de droite : mettre sa culpabilité sous le tapis et mettre en place tout un système pour rationnaliser la manière dont on exploite autrui, ou accepter qu’on fait des mauvais choix, et lutter pour mettre en place un système dans lequel on n’aura plus autant ces contraintes, pour que les générations futures en aient d’autres, des choix. 

Les gens de droite nous reprochent souvent notre « incohérence ». Tu défends tel idéal mais regardes, toi-même tu exploites ! Mais la cohérence n’est pas possible dans un monde capitaliste. Il faudrait aller vivre tout nu dans les bois, pour n’exploiter personne. Attention, ça ne veut pas dire qu’il faut faire comme eux et se résoudre à exploiter. Il faut faire les choix les moins pire, a minima, et refuser de se voiler la face sur l’injustice à laquelle on participe. Eux ils font quoi ? Comme je disais plus haut, ils vont construire tout un système de croyances qui va justifier le statut quo et alléger leur conscience. A savoir : 

  • Si des personnes sont en bas de la pyramide, c’est principalement parce qu’elles ont moins bien travaillé ou moins bien mérité. On appelle ça la croyance en un monde juste. Ce qui est fondamental dans cette croyance, c’est l’idée que ce sont des facteurs qui sont liés à l’individu, à son fonctionnement à lui, donc à son mérite et à sa responsabilité, qui sont sous-jacents à sa situation. Bon on l’a vu dans ma première partie, mais ma vie est assez nette sur ce point : c’est les moments où j’ai le plus travaillé qui sont les moments où j’ai le plus échoué. Oui j’ai toujours travaillé dur (plus que la majorité des gens, ça c’est clair, je n’ai eu que deux années de « vie sociale » avec quelques sorties avec des amis sur 37 ans de vie, je ne connais ni les classiques du cinéma, ni les classiques de la musique, j’ai une culture hyper hétérogène, car tout mon temps… je l’ai « investit » à combler les lacunes que j’avais, et j’ai tout misé dans ce qui m’intéressait le plus, les sciences), mais les moments où j’ai le mieux réussi sont les moments où ce travail, même s’il était intense, était le moins synonyme de souffrance. Parce que les contraintes qui ne dépendaient pas de moi étaient moins forte, j’étais « adaptée » au contexte (je bosse mieux en autonomie, en autodidacte, et à la fac, c’était exactement ce qui était attendu), et donc ce travail pouvait plus facilement payer. Ça me donne une perspective assez intéressante sur la croyance que « quand on veut on peut », cette alternance entre phases d’échecs et de réussites. Depuis cette perspective, c’est faux, le travail est une condition nécessaire pas du tout suffisante pour la réussite. Il faut des conditions favorables en plus. Il faut noter que cette croyance elle est justifiée par tout un tas de sous-croyances. Elles sont nécessaires car c’est un peu évident quand même que les femmes et les non blancs (ou non blanc est ici une construction sociale qui ne se limite pas à la couleur de peau, attention) ne sont pas beaucoup représentés dans les postes qui sont synonymes de « réussite ». Ça se voit tellement ce pattern, que pour garder cette croyance il va en plus falloir croire que femmes et les non blancs sont « moins intelligents, plus fainéants, moins compétents », et autres joyeux stéréotypes qui expliquent pourquoi ces personnes sont pas aussi bien représentées dans ces postes. Ils s’en défendront toujours hein, mais gardez ça en tête : leur croyance en un monde juste ne « tient » que grâce à ces sous-croyances. S’ils croient en un monde juste, ils ont forcément ces croyances sexistes et racistes là aussi, en arrière-plan. Et là s’ils me lisent ils se disent sans doute qu’il y a du déni de ma part, qu’elles sont bien là ces différences, parce que « on voit bien aussi » que certaines femmes seront moins compétentes par exemple… moi ce que je vois c’est un système où elles sont trop contraintes pour même ne serait-ce que réussir à aussi bien se former, et où les femmes qui y parviennent sont en moyenne plus compétentes que les hommes, voir ici, et
  • Les personnes en bas de la pyramides sont redevables à celles qui sont au-dessus d’elles, de leur « donner » un job.  Hé les gens, si les moyens de production (les terres, les outils, les brevets, etc) étaient partagés équitablement, faisaient partie des « ressources communes » (comme genre les routes, payées par tous, au bénéfice de tous) au lieu d’être confisqués par ceux qui sont riches en premier, tout le monde aurait de quoi se nourrir. Et les personnes qui travaillent en dessous sont celles qui « produisent » l’argent qui sert pour les payer, en plus. Le patron, lui il se paye comment ? Avec l’argent que tu lui fais gagner. C’est quand même fou ce renversement des réalités. En vrai, être patron, c’est prélever sa marge sur le travail des autres au prétexte qu’on possède un capital qui permet de dire « preums » et s’accaparer les moyens de production, le capitalisme, rien de plus que ça. Gardez en tête que c’est le travail des gens du bas qui permet aux gens du haut d’avoir un salaire qui est plus important que ce qu’il gagnerait en travaillant tout seul. Et que leur confort de vie ne suivrait jamais s’ils n’avaient pas ce salaire. Ce sont les gens du haut qui sont redevables à ceux du bas. Comme moi je suis redevable de la personne qui travaille chez moi. Notez bien que les hommes dont les femmes travaillent au foyer (leur font à bouffer, repassent leurs chemisent, s’occupent seules de leurs gosses) considèrent aussi qu’elles sont redevables… qu’ils leur achètent de quoi s’habiller, se maquiller, ou sortir ! Elle bosse gratos, dépends de ton bon vouloir pour ses besoins primaires, et tu considères qu’elle doit encore te remercier. L’indécence.
  • L’égalité n’existe pas, c’est comme ça. La fatalité est fondamentale dans leur système de croyance. Un système égalitaire ne serait pas possible, il y aura toujours, de manière naturelle, des gens en haut d’une pyramide, et des gens en bas. Et du coup, la seule égalité qu’on doit viser, pour eux, c’est l’égalité des chances. L’égalité dans la probabilité de gravir la pyramide. Mais pas la destruction de la pyramide, qui pour eux est un système « naturel » et incontournable (cf. à nouveau la vidéo de l’Alt Right Play book). C’est très mal connaître l’histoire que d’avoir cette croyance, mais c’est aussi très binaire (on parle de sophisme de la solution parfaite) : à minima, on n’est pas obligés d’avoir une pyramide avec autant d’inégalités !

Il y a un paradoxe, même, qui est que ceux qui ont le plus gravit la pyramide, donc ceux qui sont partis d’en bas, pour arriver en général vers le milieu, sont parfois ceux qui croient le plus dans tout ça. Ils sont à leurs propres yeux la preuve qu’on peut réussir avec du travail. Mais ils ne sont que des exceptions, qui ont eu de la chance ici ou là, bénéficié d’une bonne rencontre, en général. Et ils ne réalisent pas que ceux qui sont au-dessus d’eux ont bien souvent beaucoup moins travaillé qu’eux pour y être. Ils souffrent du biais du survivant.  Et bon, c’est facile de se gargariser d’être « celui qui n’est pas comme les autres ». Toi t’es noir mais t’es pas comme les autres. T’es une femme mais t’es pas comme les autres. T’étais pauvre, et tu as tellement travaillé, tu t’en es sorti ! A ceux-là, j’ai envie de dire : n’oubliez pas d’où vous venez. 

Le capitalisme nous brise, quoi pour le remplacer ? 

Voilà comment le capitalisme, le patriarcat, la suprématie blanche (rappelez-vous : les non blancs sont forcément moins intelligents, c’est nécessaire à la survie de tout leur système de croyance), le validisme aussi (les croyances et comportements envers les personnes ayant des handicaps), et les autres discriminations, peuvent briser les gens. J’étais déjà un peu anti raciste et un peu féministe. Mais je le suis devenu fermement quand j’en ai vécu les effets – avec vivacité – dans ma chair. Et je suis aussi devenue… anticapitaliste. Car maintenant je le sais : si ça a marché pour mes parents, l’ascension sociale, c’est entre autres grâce au soutien familial et aux bonnes rencontres (il y a eu quelques personnes clefs qui ont donné des coups de pouce). Le travail ne fonctionne que si tout autour, l’environnement est propice. C’est facile de croire qu’on a réussi parce qu’on a travaillé dur.  Et de louper qu’on a réussi parce qu’on a travaillé dur dans un environnement social qui était favorable à notre réussite. Et puis la génération de mes parents, c’était les 30 glorieuses. Mais c’est fini ça. La planète est à bout de souffle. Il n’y a plus de croissance, et la croissance n’est même pas souhaitable, d’ailleurs. Or sans croissance, pas de plein emploi. Sans plein emploi, il y a mise en compétition des travailleurs. Et s’il y a mise en compétition des travailleurs, il y a rapport de force en faveur du patron, et donc : conditions de travail pourries. Tu prends un travail où le patron impose ses conditions, ou tu es au chômage.

Bref le libéralisme économique contient dans ses fondements même notre exploitation, à nous tous : les femmes qui nous retrouvons à perdre nos emplois parce qu’on peut pas tout gérer, les pauvres qui sont en compétition « pour l’emploi » et « pour la réussite sociale », les non-blancs à qui on ne fait pas confiance ou qu’on emploie pas « parce que les clients leur font pas confiance ». Il y a toujours des « bonnes raisons », qui allègent les consciences. Et je ne parle même pas de ce qui se passe si tu as un handicap (donc tu es improductif), si tu as le malheur d’être trans ou intersexe, ou si tu n’es pas hétéro. Autant de facteurs qui eux aussi peuvent te couper de tout soutien familial, te conduire à être discriminé, ou te mettre en situation d’improductivité. Parce qu’à force de rejet et d’exploitation, aussi, on finit dépressif, et oui, une personne dépressive est improductive.  

Il fut un temps où c’étaient les religions qui étaient utilisées pour justifier les inégalités sur la base des croyances qu’elles exhibaient. C’est encore le cas dans certains pays, mais pour la majorité d’entre nous, Français au moins, ce n’est plus tellement les religions qui nous oppriment, ou alors à un degré bien moindre que le capitalisme. Moi j’ai grandi dans une France rurale catholique, j’ai été baptisée, j’ai fait ma communion, ma profession de foi, ma confirmation, j’ai évolué dans des sphères sociales où tout le monde est chrétien, ou on ne parlait même pas de la possibilité d’être athée. En étant athée, et c’était un peu difficile de sortir de ça, d’avouer « je suis athée ». Mais c’était possible, parce que j’ai été à l’école et que je me suis envolée du nid à 18 ans, j’ai pu couper le cordon, m’affranchir et revenir, et dire « je suis athée ». C’était un peu comme un coming out, mais ça a été, finalement. Je sais que ce n’est pas aussi simple pour tout le monde, mais je sais aussi que très peu de ceux qui ont grandit en France… considèrent que la religion est ce qui les opprime le plus.  

Ce sont bien la méritocratie, le capitalisme, le sexisme, le racisme, et les autres oppressions identifiées par la (grande méchante, d’après nos dirigeants) « intersectionnalité », qui détruisent nos vies. Je dis ça pour attirer l’attention de tous les « défenseurs de l’universalisme les religions ça doit rester chez soi au nom de l’égalité » : mon ex était musulman et moi athée, mais on ne s’est jamais (jamais !) disputé à cause de la religion. On s’est disputés à cause du travail et de la manière dont ça nous a brisés. Votre lutte n’a aucun sens si elle ne sert pas à nous libérer de nos contraintes, ou si elles alimentent un racisme, notamment islamophobe, qui les renforce, nos contraintes. Votre boussole morale est ancrée dans un espace-temps qui n’existe plus, elle est cassée (et c’est pour ça que c’est principalement des blancs bourgeois qui ont un discours laïcard et pas des prolétaires ou des personnes qui les subissent vraiment, les religions : elles sont désormais surtout, en France, un chiffon rouge pour détourner les regards du système de croyance dominant, celui qui fait tenir le capitalisme).

L’histoire et l’anthropologie nous permettent de savoir que le capitalisme n’a rien de « naturel » ou d’incontournable. D’autres organisations sociales ont existé, d’autres peuvent être inventées. Alors avec ce qu’il nous reste d’énergie, travaillons dur, mais pour donner un autre héritage à nos enfants que celui promis par la méritocratie : une organisation sociale dans laquelle l’accès à une vie décente ne dépend pas des puissants. Ainsi, ils n’auront, eux, pas peur de se retrouver en bas de la pyramide. Car il n’y aura plus de pyramide.

]]>
https://eunomia.media/2021/03/18/devenue-anticapitaliste/feed/ 1
Un « Hold Up » de notre capacité d’agir : sur le film de Pierre Barnérias https://eunomia.media/2020/11/20/hold-up-de-notre-capacite-dagir/ https://eunomia.media/2020/11/20/hold-up-de-notre-capacite-dagir/#comments Fri, 20 Nov 2020 03:03:01 +0000 https://eunomia.media/?p=6065 Un article proposé par Nclectic La semaine passée a été marquée par la publication sur les réseaux sociaux de Hold Up, un film présenté par… ]]>

Un article proposé par Nclectic

La semaine passée a été marquée par la publication sur les réseaux sociaux de Hold Up, un film présenté par ses concepteurs comme un documentaire sur la crise du Covid 19 et sa gestion politique, notamment en France. Mélangeant images d’actualité, interviews et paroles d’anonymes, Hold Up a très vite rencontré un public massif parmi tous.tes les « antisystèmes » du pays, ce qui est somme toute logique dans notre période de sidération et de vide critique. Problème : le contenu du film délivre une lecture falsifiée et conspirationniste de la crise sanitaire, appelant avant tout à l’émotion et invisibilisant les sujets les plus urgents. Explications.


« Il est abject, ce documentaire, Hold Up. Il exploite avec une rare perfection la détresse, la tristesse, les fantasmes et la peur des gens en superposant des images-choc et en leur racontant n’importe quoi. Sans rire, c’est extrêmement bien fait et extrêmement pervers. Et c’est assez flippant pour couper toute envie de se battre. Voilà un bâton entouré de fils barbelés. Une toile d’araignée bien utile pour occulter un danger bien réel: la crise économique qui arrivera après la pandémie et la politique d’austérité qui en découlera. Ce film porte bien son nom: c’est un hold-up de l’esprit critique. Rendez-nous Marx! »

Voilà comment j’ai réagi sur les réseaux sociaux après avoir visionné Hold Up. Je ne reprendrai pas ici l’ensemble des critiques que l’on peut lui adresser car la plupart des grands médias en ont déjà fait un fact-checking assez rigoureux. Par contre, j’ai lu très peu de choses permettant de remettre en perspective l’irruption de ce faux documentaire, de comprendre sa popularité et sa dangerosité. Après mon message, j’ai reçu plusieurs messages allant dans mon sens mais aussi beaucoup de critiques venues de proches et de moins proches. Qui étais-je pour m’autoriser, dans une période aussi opaque et incertaine, à dire que ce film plébiscité par certains Gilets jaunes ne pouvait pas être un document sur lequel prendre appui dans une perspective révolutionnaire ? « Au moins, ils critiquent le gouvernement », m’a-t-on rétorqué. « Tu es du côté du gouvernement ou des révoltés ? On se le demande ». L’accusation de mépris de classe n’était plus très loin, et j’avais beau argumenter, fact checker, expliquer, je n’ai rien pu faire face à mes détracteurs qui, pour certains, sont très proches et issus d’une culture plutôt ancrée à gauche. Que s’est-il passé pour que nous en arrivions là ?


Tout d’abord, il faut prendre la mesure de la période que nous traversons : depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, nous vivons à tous points de vue de véritables années de plomb en France. En 2017, dans le sillage des désastreux quinquennat Sarkozy et Hollande, la confiance des citoyens en l’exécutif, en la science, en l’école était déjà au plus bas ; désormais, elle est à six pieds sous terre. La faute en incombe en premier lieu à un gouvernement qui s’acharne depuis des mois à mener tambour battant une politique de droite dure en nous maintenant la tête sous l’eau, sans aucune discussion, avec une arrogance et une immodération rares. N’y-a-t-il pas eu, avant le confinement, trois ans et demi de manifestations sans interruption ? La colère, nous avons eu l’occasion de la leur faire sentir à divers moments de tension sociale : en 2018 dans les lycées, les universités, puis dans la rue avec les Gilets jaunes. L’an passé avec le mouvement contre la réforme des retraites, puis cette année encore, avec les manifs de soignants.tes et les mouvements antiracistes qui ont suivi le premier confinement.

La colère est là, elle existe, tangible partout. Et à force de répression, de désinformation, la tristesse et le désespoir aussi, qui terminent de l’émousser pour la changer en désir pur et simple de vengeance. En cette fin d’année, le pays compte dix millions de pauvres et bien plus de femmes et d’hommes au destin obscurci par la pandémie de Covid 19 et sa gestion,  accompagnées de nouvelles lois libérales-autoritaires violentes et injustifiées. Ces prochains jours, l’Assemblée nationale s’apprête à voter l’interdiction de publier des images de policiers non-floutées, le recours à des drones pour le maintien de l’ordre, l’interdiction des occupations d’universités avec des peines maximales allant jusqu’à trois ans de prison ferme et 45000 euros d’amende. Voilà où nous sommes. Aucun débouché positif ne semble se pointer à l’horizon. Nous ne pourrons pas compter sur les élections pour changer quoi que ce soit radicalement. Nous ne sommes pas libres de nos gestes, de nos déplacements. Tout autour de nous, la violence se réveille et frappe toutes les cibles. Dans le même temps, les débats se droitisent de jour en jour, banalisant clichés racistes, prêt-à-penser bourgeois et idées réactionnaires. Les arrêts de travail se multiplient, la dépression arrive, les addictions se confortent. Les problèmes que nous connaissions au quotidien avant la crise deviennent plus aigus, car nous sommes pris par un sentiment d’impuissance physique et intellectuel qui nous dépasse et peut nous conduire à des écueils. L’un d’entre eux s’appelle Hold Up.

Un film qui mélange tout, surtout le cerveau du spectateur

Beaucoup de personnes détestent les mots « complotisme » et « conspirationnisme », arguant du fait que l’Histoire est faite de complots et de conspiration. C’est en partie vrai, mais cela me semble être un confort de pensée. Expliquer le monde sous le seul angle du complot ne peut produire que des caricatures de la réalité. Seulement, les personnes qu’on regroupe sous le vocable de « complotistes » sont bien plus diverses qu’on ne l’imagine : je veillerai donc à utiliser ce mot le moins possible dans les lignes qui suivent pour ne pas moi-même être amené à tout confondre. Hold Up est un film de Pierre Barnérias qui parle de la crise du Covid 19 et de sa gestion politique, notamment en France. Il n’a fallu que quelques jours pour que cette compilation d’images de 2h40 soit visionnée plusieurs millions de fois. Cela, on le comprend parfaitement : dans une période aussi noire que la nôtre, qui ne chercherait pas d’explications ? Il serait intéressant de connaître le pourcentage de personnes qui ont été convaincues par ce document, mais vue la volée de bois vert qui en a résulté, il est probable que tout le monde ne l’ait pas regardé religieusement (au moins, on peut l’espérer). 

Que raconte Hold Up, alors ? Commençant comme une critique de la gestion de l’épidémie de Covid 19 par le gouvernement français, il se termine par l’annonce de la structuration d’un gouvernement mondial voué à soumettre l’humanité par l’utilisation de la peur de la pandémie. Entre temps, le spectateur aura eu l’occasion d’entendre des dizaines de commentaires s’enchaînant à une cadence rapide dans le but de produire du sens. Le parti-pris des réalisateurs est clair. Hold Up joue avec les émotions – voire avec les nerfs – de son public, cela dans le but de lui faire avaler la pilule de la dernière demi-heure : la fameuse « conspiration mondiale », qui se trouve être la thèse centrale du « documentaire ». Le montage du film renforce quant à lui cette impression de confusion entre diverses questions : cette succession d’images et d’interviews toutes installées sur le même plan confine les esprits au relativisme mal placé.

Il est alors difficile, en tant que non-spécialiste, de démêler le vrai du faux, d’autant que la Macronie s’est faite elle-même experte en confusion, mixant allègrement propagande politique et discours scientifique depuis le début de la gestion de cette épidémie. Il en ressort une impression de chaos. Toutes ces images enchaînées font l’effet d’une drogue sur le cerveau, elles ne vont nulle part, n’expliquent rien mais fascinent, et finalement annihilent le sens critique. On se sent très vite démuni face à cette grosse machine qu’on nous présente, sorte de rouleau-compresseur que rien ne peut arrêter. De ce fait, nombreux.ses sont celles et ceux qui, après avoir vu Hold Up, tentent d’en sauver les meubles, c’est-à-dire d’affirmer que « tout n’y est pas à jeter ». Le problème de cette posture, c’est qu’elle oublie que le mélange du vrai et du faux ne peut produire que du faux. Or, mentir est dangereux, même si le but avoué est de faire se lever les foules. Surtout avec une conclusion annonçant l’arrivée d’un « gouvernement mondial », topos répandu de l’extrême droite antisémite converti dans la bouche de Marine Le Pen en « mondialisme ».

« Mais tu fais un procès d’intention, il n’y a rien d’antisémite dans ce documentaire », m’a-t-on dit au cours d’une discussion. C’est vrai, on n’y trouve rien de clairement antisémite, au sens où l’antisémitisme, pour pouvoir se répandre à nouveau, est désormais savamment crypté. On y entend tout de même à plusieurs reprises des comparaisons historiques hasardeuses, tenues tantôt par une aide-soignante, tantôt par une sociologue, deux personnes qui avaient peut-être des choses plus intéressantes à dire que des comparaisons puantes entre la Shoah et notre situation actuelle. À en croire Monique Pinçon-Charlot,

Hold up – Monique Pinçon-Charlot

l’équipe du film lui aurait fait réaliser 1h30 d’entretien dont seules deux minutes ont été conservées au montage, dont cette fameuse scène où on l’entend utiliser le terme d’ « holocauste » pour qualifier le prétendu projet futur des riches de supprimer les pauvres. Cela ne l’excuse pas, mais cela doit au moins jeter le doute sur l’honnêteté intellectuelle des réalisateurs. On peut également douter lorsque ces derniers présentent le premier confinement comme un dispositif décidé arbitrairement par le gouvernement, alors que celui-ci s’est décidé dans la précipitation, sur un rapport de force populaire, tandis que Macron et Philippe avaient prévu de retarder au maximum la mise à l’abri de la population sur les conseils du MEDEF, désireux de préserver l’économie. Que le confinement ait été coûteux humainement pour beaucoup d’entre nous est indéniable, mais c’est une question qu’il serait bon de traiter avec un peu plus d’honnêteté intellectuelle pour lui faire honneur.
Il semble en effet que les protagonistes du film fassent peu de cas des conditions de travail et de surcharge encore plus dramatiques pour les soignant-e-s dans le cas d’une absence de confinement lors des pics de l’épidémie. Le film ne posant en effet pas la question des années d’austérité drastique qui viennent de s’écouler dans le service public hospitalier, on peut aisément douter de leur capacité à analyser le système néolibéral. De même que les suspicions peu claires et farfelues vis-à-vis des vaccins, de Big Pharma ou de la 5G, empêchent toute argumentation anticapitaliste sur ces sujets, et surtout empêchent de pouvoir d’agir concrètement contre le pouvoir du capital dans le domaine de la santé et du numérique.

Manoeuvres sectaires ?

Lorsqu’on doute de la crédibilité d’une source, le premier réflexe à mobiliser est de se demander qui parle et dans quel but. Pierre Barnérias, Nicolas Réoutsky et Christophe Cossé, les trois producteurs de Hold Up, on ainsi un CV pour le moins intrigant. Le premier est un journaliste proche de la Manif Pour Tous ayant réalisé plusieurs documentaires bidonnés, dont l’un (M et le 3ème secret, 2014) traite d’un complot mondial (encore un!) animé par les communistes et les francs-maçons.


Il partage avec le second, Nicolas Réoutsky, une passion pour les expériences de mort imminente. Quant à Christophe Cossé, il est connu dans le civil pour être « maître praticien » en Hypnose Ericksonienne et en Programmation Neuro Linguistique (PNL). A priori, rien ne disposait ces trois hommes à s’adonner à l’épidémiologie, encore moins à la critique sociale. Hold Up ne vient pas de nulle part : pour le comprendre, il est nécessaire de replacer ce document dans le temps long. Dès le début de la pandémie de Covid 19, des voix se sont faites entendre pour remettre en question la véracité de la pandémie.

Dans de nombreux médias, on a pu voir des journalistes, mais aussi des politiciens, des personnalités affirmer que le Covid 19 n’était qu’une « grippette » ou affirmer leur scepticisme quant à son existence. Sans connaître la suite et sans être spécialiste, ces doutes étaient de l’ordre du raisonnable. Or, à la mi-mars, après des gesticulations inconséquentes du gouvernement français, nous avons été confinés pour deux mois. Pour certains.nes, le confinement s’est déroulé sans trop de difficultés, mais pour d’autres, notamment celles et ceux qui n’ont pas l’habitude d’être mis au repos forcé si longtemps, il s’est vite transformé en calvaire. Je pense que des idéologues représentant un groupe d’intérêts particuliers s’en sont rendu compte très tôt et se sont engouffrés dans la brèche de la peur et du déni massifs qui se sont installés durant ces mois de solitude confinée.


Cela a commencé avec la démagogie médicale de Didier Raoult, dont on connaît désormais le manque de sérieux et qui a fait se lever des centaines de fans très remontés contre les labos pharmaceutiques (mais étrangement prê.t.es à donner le bon Dieu sans confession à l’hydroxychloroquine, molécule distribuée sous forme de Plaquenil par les laboratoires Sanofi). Le 5 mai 2020 a eu lieu sur YouTube un direct réunissant quatre « spécialistes » venus du monde des pseudosciences : Silvano Trotta, Jean-Jacques Crèvecoeur, Tal Schaller et Thierry Casasnovas. Les deux premiers se retrouvent d’ailleurs au générique du documentaire Hold Up. Ces apôtres de la « médecine alternative » ont énormément gagné en popularité ces derniers mois, touchant un public beaucoup plus large qu’avant la crise sanitaire, en utilisant intelligemment les réseaux sociaux et en noyautant les groupes Facebook militants, notamment ceux des Gilets jaunes. Ils forment un combo d’écrivains et deredoutables businessmen New Age, exploitant au maximum les potentialités du développement personnel à des fins lucratives et propagandistes.


Toute crise débouche sur des situations de flottement intellectuel favorables à l’irruption de ce type d’énergumènes qui semblent apporter des réponses neuves et simples à des problématiques complexes. La popularité nouvelle de ces quatre beaux-parleurs a entraîné dans son sillage l’irruption dans le débat public de toute une horde d’ « alternatifs » plus ou moins sérieux résolus à mettre à bas la pensée rationnelle et les acquis originels de la médecine occidentale. De la défiance anti-laboratoire (légitime, au vu des nombreux scandales sanitaires comme celui du Mediator ou de la Dépakine), nous sommes alors rapidement passés à une défiance plus générale contre les médecins puis les soignant.tes, accusés de prendre part à des mensonges sanitaires comme s’il s’agissait d’un groupe homogène partageant les mêmes intérêts. 

Ces personnes – homéopathes, naturopathes, coachs de vie , souvent issues du privé – jettent volontairement le bébé avec l’eau du bain et dispensent un discours que nous pourrions qualifier de sectaire. En effet, elles appellent leurs spectateurs et spectatrices à ne plus consulter les médias officiels et à leur préférer leurs médias, entretiennent la comparaison entre science et religion et les orientent vers des débats qui n’ont rien à voir ni avec leur domaine de compétence, ni avec la situation politique dans laquelle nous sommes plongés. C’est ainsi qu’aujourd’hui, des citoyens en colère s’organisent pour diffuser des tracts anti-masques ou s’opposer à la vaccination au lieu de se mettre en grève ou critiquer les lois liberticides promulguées par le gouvernement. C’est ainsi, en exploitant la peur, la misère et l’ignorance, qu’on brise un front social.On retrouve dans le documentaire Hold Up plusieurs des éléments que nous venons de souligner : tout d’abord, une critique systématique de la médecine traditionnelle effectuée par des « alternatifs » peu crédibles, voire reliés à des idéologies très dangereuses.

C’est le cas de Valérie Burgault, compagne de route d’Alain Soral et proche de l’extrême droite catholique de Civitas. L’appel à l’irrationnel et aux sentiments est lui aussi constant, avec les témoignages d’anonymes qui partagent leurs peurs sans qu’elles soient contextualisées, mises en perspective, sans qu’en découle un travail explicatif, sociologique ou simplement journalistique. Enfin, une injonction sectaire à se couper de tous les canaux traditionnels d’information pour leur préférer les « vérités alternatives » présentées par les intervenants.tes du « documentaire ». 

Hold Up : un film dangereux, mais pas pour le gouvernement

« Mais quand même, tous les médias mainstream ont attaqué le film, c’est bien qu’il dérange au plus haut ! ». Ces derniers jours, j’ai entendu plusieurs fois ce type de remarque dans la bouche de mes contradicteurs. Eh bien, je pense que non, Hold Up n’est pas du tout subversif pour le pouvoir, bien au contraire. Il n’est pas utile de rappeler ici la chronologie des manquements et des mensonges gouvernementaux depuis les débuts de la crise sanitaire. On pourrait même dire qu’on savait déjà que ce gouvernement serait bête et méchant avant son élection. Quand la défiance se maintient à ce niveau, il ne reste plus que la politique de la terreur pour continuer à régner. C’est ainsi qu’au fil des mois, Emmanuel Macron se rend compte qu’il a de plus en plus besoin d’ennemis crédibles pour tenter d’asseoir sa propre crédibilité. Et des ennemis crédibles, en ce moment, ce n’est pas ce qui manque.

L’assassinat de l’enseignant Samuel Paty par un terroriste islamiste au soir des vacances de la Toussaint, puis les autres attaques perpétrées dans le sillage de celle-ci, ont donné lieu à une surenchère réactionnaire-républicaine pendant plusieurs semaines. Le projet de loi « confortant les principes républicains » est ensuite arrivé, réadaptant la loi « séparatismes » et ne proposant aucune réponse sérieuse de lutte contre le terrorisme mais stigmatisant toujours plus les musulmans.nes en tant que groupe à surveiller, légitimant ainsi les discours de l’extrême droite.Et voilà qu’après cette énième phase de fascisation de la population, un documentaire aux accents conspirationnistes est publié sur les réseaux et plébiscité par des millions de personnes. Ce documentaire accumule les fausses informations, les contre-vérités, attaque aussi un peu le gouvernement, mais de manière tellement lacunaire et à côté de la plaque qu’il n’est pas vraiment dangereux. De plus, il passe sous silence la pauvreté qui s’étend en France et dans le monde, les conditions de travail des soignants.tes, la répression des mouvements sociaux de ces derniers mois et la politique libérale-autoritaire des gouvernements Philippe et Castex. Voilà un véritable cadeau pour Emmanuel Macron, qui n’a plus qu’à éluder les maigres critiques de sa gestion de la crise pour se concentrer sur la lutte contre les fake news comme il sait si mal le faire habituellement, lui, le générateur officiel de fake news.Ainsi, pendant que l’on parle des projets fantasmés du « gouvernement mondial », on oublie les projets bien réels des gouvernements nationaux, a fortiori du nôtre.


On oublie les oppressions réelles, déjà existantes, la souffrance au travail, les licenciements, la pauvreté, les inégalités qui s’accroissent. Passées à la moulinette du « complot mondial », celles-ci passent pour quantité négligeable, elles paraissent secondaires, presque normales. On oublie que nous plongeons dans une crise économique effroyable qui a déjà causé la paupérisation d’un million de personnes en un an en Franceet des cas de détresse psychologique chez la moitié des travailleurs.euses du pays. On oublie la politique d’austérité qui s’en suivra, avec certainement de nouvelles attaques contre notre modèle social en lambeau, encore une fois contre les plus faibles. On oublie que désormais, occuper un bâtiment universitaire sera passible d’une peine de prison, que publier une photo non-floutée d’un flic ne sera plus possible pour un journaliste, que des réflexes d’obéissance absurdes sont en train d’être intériorisés par les populations subissant la gestion catastrophique de cette crise sanitaire avec un stress soutenu. On oublie que le lien social s’étiole, que le capitalisme s’étend, et avec lui les dominations sociales, patriarcales, raciales, écologiques et sexuelles. Et on oublie surtout de parler des solutions qu’il nous reste pour affronter cet avenir. Nous nous laissons paralyser, et nous en oublions nos principes, jusqu’à glisser vers des chemins que nous n’aurions jamais dû emprunter.

À quoi bon lutter si tout est joué d’avance, entre les mains de quelques ultra-riches qui dirigent le monde ? À quoi bon se syndiquer, à quoi bon manifester, à quoi bon rester droit dans ses bottes ? Voilà les questionnements pervers auxquels conduisent inévitablement des films comme Hold Up, qui proposent une lecture affadie, schématisée et finalement mensongère de la lutte des classes, masquant les antagonismes de classe pour leur préférer la sauce populiste des « 99 % contre les 1 % ». Dans une crise sanitaire où la seule exploitation du travail productif et reproductif est mise en avant, alors que l’on perçoit son redéploiement par de nouvelles modalités comme le télétravail, possible uniquement grâce au travail bien réel et physique des classes subalternes, on nous détourne des analyses anticapitalistes pour leur préférer les antagonismes portés par les réactionnaires de tous bords (à l’exemple de l’opposition factice entre un « bon » capitalisme national-bioconservateur et un « mauvais » capitalisme mondialisé-transhumaniste), particulièrement, en France, par les catholiques traditionalistes qui se détournent d’un pape jugé « trop à gauche ». C’est d’ailleurs une lecture idéologique que les réalisateurs de Hold Up tentent à plusieurs reprises de scénariser, notamment par le biais d’une scène montrant une aide-soignante réagissant avec émotion aux propos inhumains du docteur Laurent Alexandre. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir comment la personne qui mène l’entretien a présenté ce médecin libertarien fondateur du site Doctissimo à l’interviewée, sachant que Laurent Alexandre ne représente que lui-même et n’a aucune assise intellectuelle autre que celle que l’on veut bien lui donner.

De fait, Hold Up impose une lecture du monde fausse, marquée très à droite, en laissant s’installer un sentiment d’impuissance par le fait de ne proposer aucun moyen d’action concret tout en ne présentant aucun autre horizon que la peur et la soumission (certes à d’autres personnes que nos gouvernants, mais est-il plus raisonnable de suivre aveuglément Raoult que Lacombe ?) .

Pour terminer, je pose une question qu’adorent poser ceux et celles que l’on appelle les conspirationnistes : à qui profite le crime ? Dans le cas de Hold Up, la réponse paraît désormais évidente : au gouvernement sur le court terme, et sur le long terme à des forces militantes qui ne sont pas les nôtres. Des personnes se lèvent aujourd’hui pour mettre à bas la pensée rationnelle en exploitant ses failles. Des forces issues du monde du privé, tout à fait compatibles avec le macronisme et ses vérités alternatives, qui pourraient tout à fait souscrire à une politique d’austérité, du moment que celle-ci s’attaquerait au régime de Sécurité Sociale et déboucherait sur une médecine à deux vitesses dans le cadre de laquelle ils pourraient se lancer dans de nouveaux marchés. Toute crise provoque du brouillard, surtout lorsque la défiance est au plus haut. Les exemples historiques sont nombreux. Pour rappel, les sociaux-démocrates de la République de Weimar avaient été si infâmes qu’ils ont permis à l’une des pires dictatures de l’Histoire de s’installer dans les années 30, après avoir écrasé les marxistes allemands et dans un bouillonnement intellectuel européen réactionnaire intense qu’on a appelé le fascisme. Camarades marxistes, anarchistes et révolutionnaires, nous n’avons désormais plus le droit à l’erreur et sommes placés face à une responsabilité écrasante. Grève, blocages, occupations, désobéissance civile : il devient urgent de nous ressaisir de tous les moyens de lutte à notre disposition. Vite, car il est minuit moins une.

]]>
https://eunomia.media/2020/11/20/hold-up-de-notre-capacite-dagir/feed/ 2
APPEL À SOLIDARITÉ AVEC JENNIFER, UNE FEMME TRANS INCARCÉRÉE À TOULOUSE-SEYSSES https://eunomia.media/2020/10/21/solidarite-jennifer-toulouse/ https://eunomia.media/2020/10/21/solidarite-jennifer-toulouse/#respond Wed, 21 Oct 2020 12:07:05 +0000 https://eunomia.media/?p=6049 Jennifer*, une femme trans’ âgée de 38 ans est incarcérée à la maison d’arrêt de Toulouse-Seysses depuis plus de trois mois maintenant. Placée en détention provisoire alors qu’une instruction est toujours en cours, elle est poursuivie pour des faits de tentative d’homicide volontaire sur un homme qu’elle accuse de viol.]]>

Appel parut sur le site du CAME et reproduit ici :



Toulouse, le 15 octobre 2020

Jennifer*, une femme trans’ âgée de 38 ans est incarcérée à la maison d’arrêt de Toulouse-Seysses depuis plus de trois mois maintenant. Placée en détention provisoire alors qu’une instruction est toujours en cours, elle est poursuivie pour des faits de tentative d’homicide volontaire sur un homme qu’elle accuse de viol.

Depuis son premier jour d’enfermement, Jennifer est placée à l’isolement sous couvert de « sécurité » pour elle. L’état civil de Jennifer ne correspondant pas ce jour à son identité de genre, l’administration pénitentiaire fait fi de qui elle est et choisi de l’isoler en cellule, à l’écart de toutes autres personnes incarcérées, dans un des bâtiments pour hommes de la maison d’arrêt.

Jennifer est une femme en prison et n’a pourtant que des hommes comme surveillants. Elle est victime de propos et actes transphobes de la part de nombreux d’entre eux. Ce sont les seules personnes qu’elle voit au quotidien, et qui à longueur de journée la genre au masculin et l’appelle « Monsieur ». Ils lui interdisent également de sortir de sa cellule habillée comme elle l’entend, l’obligeant par exemple à ne porter que des pantalons. Elle doit régulièrement subir les moqueries et injures transphobes de leur part. Ces humiliations quotidiennes pèsent inévitablement sur sa santé mentale.

Les conditions d’incarcération de Jennifer, aussi en ce qu’elle est une personne trans’, sont infernales. Elle est d’autant plus isolée que l’administration pénitentiaire décide de nier son identité. Il est de notre responsabilité d’essayer au maximum de briser cet isolement ! Lui montrer que si elle est bel et bien seule à l’intérieur, du monde à l’extérieur pense à elle et la soutient. C’est un enjeu vital pour elle !

Nous appelons les réseaux militants à se mobiliser pour ne pas laisser Jennifer sombrer dans plus d’isolement ! Comme la plupart des personnes détenues, Jennifer a besoin d’argent, pour pouvoir cantiner, tenter de rendre son quotidien moins « pénible » et prévoir d’éventuels frais de justice. Les lettres, courriers, dessins, correspondances, mots doux, mots encourageants qui lui parviendraient jusqu’à l’intérieur sont les bienvenus, et lui permettraient de penser un peu à autre chose, le temps de quelques minutesau moins.

Diffusons largement ce texte et surtout, ne la laissons pas seule, dans l’oubli. Brisons son isolement ! Écrivons-lui, soutenons-la financièrement, faisons-lui parvenir des petits quelque choses…

La solidarité est une arme, utilisons-là !

Pour la soutenir financièrement : https://paypal.me/pools/c/8tsUqYi4c2
Pour lui écrire merci d’écrire à l’adresse mail suivante : solidaritejennifer@riseup.net
*Le prénom a volontairement été changé

]]>
https://eunomia.media/2020/10/21/solidarite-jennifer-toulouse/feed/ 0
Les « biens communs » coloniaux et la décolonisation de la gauche https://eunomia.media/2020/10/14/biens-communs-coloniaux/ https://eunomia.media/2020/10/14/biens-communs-coloniaux/#respond Wed, 14 Oct 2020 14:01:56 +0000 https://eunomia.media/?p=6040 Tracer trop vite une « internationale des biens communs » dissout le rapport prépondérant du colonialisme. ]]>
Des vendeurs informels protestent sur la Plaça Catalunya de Barcelone contre la persécution raciste qu’ils affirment subir de la part des médias et des institutions. Photo : Sandro Gordo

Les chercheurs universitaires Daniel Montañez et Juan Vicente Iborra (UNAM, Mexique) dénudent les contradictions d’une certaine gauche « communaliste » occidentale. Tracer trop vite une « internationale des biens communs » dissout le rapport prépondérant du colonialisme.


Une série de contradictions ont commencé à apparaître dans les propositions de la nouvelle gauche « communale » qui ont conduit certains intellectuels indigènes à proposer l’existence de « biens communs coloniaux » : généralement fidèles à l’idéal occidental moderne qui postule un linéarisme téléologique historique dans lequel les peuples occidentaux sont présentés comme les plus « avancés » du monde. L’article souligne deux façons dont les biens communs reproduisent le colonialisme.

Le paradigme du « commun » s’est installé dans la politique contemporaine à différentes échelles depuis des décennies. D’une assemblée de quartier à une ville collectivisée, en passant par les centres culturels, les musées et même les environnements institutionnels tels que les mairies, les municipalités et les partis politiques, cette idée rassemble diverses expériences d’organisation sociale qui renouvellent de manière créative divers horizons politiques. S’inscrivant dans le cadre universitaire, la proposition rassemblerait des intellectuels et des militants de toutes sortes, auparavant encadrés dans des traditions très diverses allant du marxisme et de la social-démocratie à l’anarchisme, l’autonomie, le municipalisme ou le mouvement des squatters. En bref, il semble s’agir d’une sorte de renouveau de la gauche qui est parfaitement exprimé par le jeu de mots proposé par la philosophe Marina Garcés dans le titre d’une de ses publications : « Commun (sans isme) ».

Mais qu’entend-on par « commun » ? Un nombre infini de livres ont été écrits sur le sujet au cours des dernières décennies, et une synthèse risque de caricaturer la proposition. Mais nous allons essayer. Au fond, ils semblent faire appel au fait que dans la civilisation capitaliste, le monde a été divisé de manière dichotomique entre les sphères publique et privée, faisant disparaître tout vestige de relation communautaire. L’individu apparaît ainsi comme un sujet éclaté qui affronte dans la solitude le monde des entreprises et de l’État, qui définissent le cadre de son existence. Il s’agit alors de retrouver les liens communautaires dans toutes les dimensions de la vie, des relations entre les voisins d’une ville ou d’un quartier à celles des ouvriers d’une usine ou de toute entreprise. Cela révolutionnerait la politique et le sens même de la vie en redonnant aux individus leur rôle actif dans le monde et leur essence d’êtres sociaux, récupérant ainsi les rênes de leur existence dans la collectivité.

Dans cette grande idée, il y a fondamentalement deux positions, l’une libérale et l’autre critique. La première proposerait que le commun puisse communaliser et humaniser le capitalisme, en proposant qu’à la propriété privée et publique s’ajoute la défense d’une propriété commune de ressources et de moyens de production. Le défenseur le plus connu de cette ligne était la politologue Elinor Ostrom, qui a étudié diverses expériences de gestion communale des ressources dans le monde entier et a montré qu’il s’agissait des moyens les plus efficaces et humains de produire des biens. D’autre part, la perspective critique de la proposition verrait l’expansion du commun comme un moyen d’affronter et de transformer le capitalisme en un nouveau système civilisateur, où la gestion collective des ressources et des moyens de production viserait non seulement à gérer collectivement la production de biens de manière efficace mais aussi à mettre fin au système d’exploitation au niveau mondial. Cette ligne a été développée par de nombreux intellectuels dans l’orbite du marxisme hétérodoxe, mettant en avant des auteurs comme Silvia Federici ou Raquel Gutiérrez et des auteurs comme David Harvey, Antonio Negri, Peter Linebaugh ou Raúl Zibechi.

Cette proposition étant née en Europe se base sur une généalogie historique centrée sur les luttes contre la dépossession des biens communs au Moyen Âge européen, surtout l’enclosure des terres. Cela n’a pas empêché la proposition d’être reçue et développée à sa manière dans d’autres contextes comme l’Amérique latine, où l’accent est mis sur le fait que les modes de vie communautaires des peuples indigènes et leurs luttes contre le colonialisme sont également une part importante de cet horizon global de lutte pour le commun. En fait, une tendance importante de la théorie des biens communs consiste à décentraliser les réflexions de l’expérience européenne, en essayant de montrer comment les biens communs des différents territoires et cultures se sont articulés contre le système mondial capitaliste. Des œuvres telles que « L’hydre de la révolution : marins, esclaves et paysans dans l’histoire cachée de l’Atlantique » de Peter Linebaugh et Marcus Rediker ou « Caliban et la sorcière » de Silvia Federici montrent une sorte d’ »unité » dans les luttes des différents groupes à travers le monde contre le capitalisme au cours des siècles de son expansion mondiale et de la transition entre les modes de production féodaux et capitalistes. Les pirates, les esclavisé.e.s d’origine africaine, les peuples indigènes et les paysan.ne.s d’Europe organisés à partir de leurs propres formes et institutions, au-delà des sphères de l’État public et du commerce bourgeois, sont montrés dans ces œuvres comme une « première internationale communale » hétérogène contre le capitalisme.

Nous ne nions pas que ces liens et articulations soient intéressants et séduisants, mais c’est précisément à partir de ce type d’extrapolations qu’une série de contradictions ont commencé à apparaître, qui ont conduit certains intellectuels indigènes à proposer l’existence de « biens communs coloniaux« . Comme nous le savons, la gauche n’a pas été exempte de colonialisme dans son parcours historique, étant généralement fidèle à l’idéal occidental moderne qui postule un linéarisme téléologique historique où les peuples occidentaux sont présentés comme les plus « avancés » du monde. Le concept des « biens communs coloniaux » met en lumière que la nouvelle gauche communale porte encore en elle le vieux problème de l’ancienne gauche. Nous souhaitons montrer deux façons dont les biens communs reproduisent le colonialisme :

1. L’eurocentrisme et le colonialisme théorique des biens communs

Le débat sur l’eurocentrisme de l’approche commune a récemment eu lieu dans le contexte latino-américain. En 2015, Raquel Gutiérrez et son cercle de recherche sur les « réseaux communautaires » à l’Université de Puebla ont convoqué le « Congrès international de la communalité » au Mexique, en essayant de mettre en dialogue diverses traditions de pensée et d’activisme qui ont pour horizon le commun. Cependant, au moment du dialogue, il est devenu évident que le terme « communalité« , inventé par les intellectuels indigènes de Oaxaca pour penser aux « modes de vie des peuples indiens« , avait peu à voir avec les biens communs dont parlaient la plupart des invités à l’événement, et plus à voir avec la trajectoire critique des biens communs inventés en Europe, comme l’a particulièrement souligné l’intellectuel zapotèque Carlos Manzo. Des auteurs tels que Raquel Gutiérrez, Raúl Zibechi, Mina Navarro et Lucía Linsalata avaient réussi à « latino-américaniser » la tradition européenne des biens communs en intégrant des études de cas de la région et en l’articulant avec les travaux théoriques d’intellectuels tels que le critique marxiste équatorien Bolívar Echeverría, mais ils avaient encore un cadre épistémologique eurocentrique ancré dans l’expérience historique européenne de la dépossession des biens communs.

Travailler avec une idée eurocentrique des biens communs efface effectivement de profondes différences. Ce n’est pas la même chose d’être dépossédé en tant que paysan européen par un processus de transformation des relations sociales de production au sein de votre propre civilisation, que d’être dépossédé en tant que paysan indigène, africain ou tout autre paysan non occidental par une civilisation qui vous est étrangère. Dans ce dernier cas, la dépossession comprend la destruction non seulement du mode de production et du mode de vie, mais aussi de la culture elle-même, qui comporte des dimensions spirituelles, religieuses et existentielles de la plus haute importance en plus des dimensions sociales et économiques. L’indistinction de la signification même du communal dans chaque contexte montre à quel point cette approche peut être problématique. Rappelons qu’en Europe, au cours de ces siècles, la politique de clôture des biens communs et la chasse aux sorcières – comme l’a excellemment raconté Federici – avaient pour but de détruire les relations communales afin d’établir la solitude de l’individu contraint de vendre sa force de travail au capital. Dans le cas des Amériques, les communautés indigènes ont souvent été re-fonctionnalisées et encouragées de manière contrôlée afin qu’en plus de payer les taxes sur les épices qui en résultent à la Couronne, elles restent des usines de main-d’œuvre bon marché pour les mines et les armées de réserve dans les guerres d’invasion du continent contre les autres peuples indigènes.

D’autre part, et ce n’est pas moins important, cette approche occulte le colonialisme historique donné au sein des expériences de « commun » en Occident. La confirmation de ce phénomène a été soulignée avec insistance par des auteurs comme Allan Green, qui fait référence à l’existence de « biens communs coloniaux » historiques, en faisant allusion dans son cas aux traditions communales des colons d’Amérique du Nord, qui ont privé les indigènes de leurs terres pour les utiliser parmi eux en commun. L’auteur confronte ainsi les visions quelque peu idéalistes d’auteurs-rices tels que Kēhaulani Kauanui, qui soutiennent que la rébellion de Nathaniel Bacon en 1675 a présenté un scénario à partir duquel on peut imaginer des croisements et des intersections entre les classes ouvrières blanche, noire et indienne. Alors que l’alliance entre la classe ouvrière blanche et l’élite coloniale renforcerait la domination raciale avec la promulgation des codes noirs de Virginie, qui peuvent être interprétés comme une genèse du suprématisme blanc qui prévaut dans les sociétés modernes, qu’elles soient communautaires ou non.

Ce « racisme communautaire » peut être relié à d’autres expériences communautaires historiques revendiquées par les communautés contemporaines. Par exemple, les expériences communautaires de la péninsule ibérique n’étaient pas exemptes de racisme à l’égard des groupes gitans, juifs et musulmans. Le caractère anti-mauresque de la révolte des Germanías à Valence et à Majorque et leurs attaques continues contre les Morerías font partie de l’implantation coloniale hispanique dans le territoire, s’accordant sur la question coloniale avec l’autoritarisme impérial auquel ils ont eux-mêmes été confrontés. En bref, il s’agissait de racistes et d’exclusifs communs, une question qui n’est pas débattue dans d’importants ouvrages récents tels que « Las vecindades vitorianas : una experiencia histórica de comunidad popular embodied in the future » (Ayllu Egin, 2014) ou « El comú català : la història dels que no surten a la història » (David Segarra, 2015), qui sont venus présenter dans le contexte péninsulaire des expériences d’auto-organisation et de travail collectif à partir desquelles on peut imaginer les processus de reproduction communautaire de nos jours. Cependant, cet exercice reste incomplet s’il n’est pas accompagné d’une réflexion sur la manière dont les enclosures et les processus d’accumulation primitive délimitaient, à travers la division raciale du travail, les formes d’organisation actuelle du travail, les privilèges de la citoyenneté par les politiques migratoires et les noyaux de concentration et d’accumulation des richesses.

En bref, l’eurocentrisme de l’approche affecterait au moins deux questions dans la vision des biens communs : d’une part la notion même de ce qui est communal, où aucune différence n’est faite entre l’économie politique du communal au sein des sociétés du « centre » et de la « périphérie », et d’autre part l’occultation du racisme au sein des expériences historiques des biens communs occidentaux.

2. L’impérialisme et le colonialisme théorique des « biens communs »

Étant donné l’eurocentrisme et le colonialisme théoriques des biens communs, il est plus facile de comprendre les dérives politiques coloniales qu’ils prennent actuellement. Nous en avons identifié au moins trois :

Tout d’abord, le problème de la cooptation. Cette question a été soulignée par des intellectuels indigènes d’Amérique du Nord, qui ont mis en garde contre l’existence de « biens communs coloniaux » qui viennent essayer d’inclure leurs luttes dans un horizon qui leur est étranger. Des auteurs comme Glen Sean Coulthard (Déné Yellowknives) ou J. Kēhaulani Kauanui (Kanaka maoli ou Hawaïen natif) pointent dans ce sens vers une cooptation des mouvements indigènes du paradigme des biens communs. Cette question est historiquement liée à la longue tradition d’intégration coloniale des sociétés communales non occidentales au sein de l’impérialisme, bien que dans ce cas elle se réfère plus directement à l’expérience de l’intégration des luttes indigènes dans les horizons de la gauche occidentale. Pendant longtemps, les mouvements indigènes ont été contraints de s’inscrire dans des catégories de classe et des luttes politiques, et se sentent aujourd’hui dans une situation similaire face aux exigences du bien commun.

Deuxièmement, le problème de la répression. Ce débat a été intense en Europe en ce qui concerne les peuples racialisés et migrants qui s’y sont établis. Par exemple, le gouvernement des « communs » dirigé par Ada Colau à Barcelone a eu d’intenses conflits avec le syndicat des vendeurs de rue de la ville, une organisation de migrants racialisés qui les accuse de promouvoir des politiques racistes contre leurs formes sociales de survie. Ces actions sont historiquement liées au racisme des gens du commun donné dans le passé dans la péninsule ibérique. On assiste ainsi à l’exclusion des biens communs et à la répression des stratégies de survie vitales des groupes de migrants entraînés sur le territoire par l’impérialisme mondial, en accord avec la logique raciste du passé et en toute harmonie avec les logiques racistes du discours citoyen.

Troisièmement, le problème de l’alliance contre l’impérialisme. Cette question est clairement d’actualité face à la situation politique au Venezuela. De nombreux intellectuels de gauche du monde entier ont promu un manifeste « de et pour le peuple vénézuélien pour arrêter la guerre et l’impérialisme« , parmi lesquels se trouvaient de grandes figures de la nouvelle gauche mondiale des biens communs, tant européen-ne-s que latino-américain-ne-s. Suivant la logique « communale », ils proposent de ne s’aligner ni sur l’impérialisme dirigé par les États-Unis ni sur le gouvernement autoritaire du président vénézuélien Nicolas Maduro, mais sur le peuple lui-même, qui devrait décider de sa propre voie au-delà des logiques partisanes et impérialistes, qu’il soit de gauche ou de droite. Certains ont même rencontré le chef de l’opposition Juan Guaidó, récemment autoproclamé président du pays avec le soutien des États-Unis et des puissances occidentales. Bien que la proposition d’aller au-delà des parties et de résoudre le conflit à partir des pouvoirs communs du peuple lui-même puisse sembler intéressante, cette prétendue « voie médiane » dans la crise politique actuelle ne fait que soutenir le coup d’État de l’opposition au Venezuela et l’entrée de l’impérialisme et du néocolonialisme occidental dans le pays. Cet exemple montre malheureusement comment fonctionne cette logique du bien commun colonial, où le pari sur le bien commun continue de participer à la logique du colonialisme. Cet exemple est historiquement lié aux alliances établies entre les classes ouvrières blanches organisées en commun et les élites impériales, comme nous l’avons vu dans le cas de l’Amérique du Nord.

Il semblerait que la nouvelle gauche communale maintienne un vieux problème non résolu de l’ancienne gauche : le problème du colonialisme. Le paradigme du commun contient des contributions très intéressantes à la politique contemporaine et cette remarque doit être considérée comme une critique constructive. L’analyse de cette face obscure coloniale de la théorie, de la généalogie et de la pratique politique des biens communs pourrait contribuer à la tâche importante d’une véritable décolonisation de la gauche et à la construction d’un paradigme non colonial des biens communs des deux côtés de l’Atlantique, puisque, comme nous l’avons vu : le « communal » ne chasse pas forcément le « colonial ».

D.M.
J.V.I.

Les auteurs (photographiés avec la veuve de Haywood Harry, Gwendolyn Midlo Hall, qui a théorisé avec son mari la Nation Noire comme « colonie interne ») :

Daniel Montañez Pico a étudié l’anthropologie sociale et culturelle à l’Université de Grenade et a obtenu une maîtrise et un doctorat en études latino-américaines à l’Université nationale autonome du Mexique. Il enseigne à l’Universidad Nacional Autónoma de México et écrit régulièrement pour le supplément Ojarasca sur les affaires indigènes de La Jornada et pour Gara. Auteur de Marxisme noir, pensée décolonisatrice dans les Caraibes anglophones.

Juan Vicente Iborra Mallent est diplômé en sciences politiques et en administration (Université de Valence), en histoire (Université de Valence), spécialiste des conflits (Université d’Utrecht) et titulaire d’un master en études latino-américaines (Université nationale autonome du Mexique). Il a récemment effectué un séjour de recherche à l’Université de New York (NYU) et un travail ethnographique de terrain au Honduras et à New York (USA). Il a également collaboré avec diverses revues scientifiques, éditeurs, médias numériques et avec des universités interculturelles telles que l’Universidad de los Pueblos del Sur (UNISUR). En outre, il a participé à diverses conférences et activités universitaires. Sa dernière publication est Black Lives Matter à travers la série télévisée américaine (2018, North America, Revista Académica del CISAN-UNAM).

Article initialement paru en espagnol pour le journal El Salto Diario. Traduction de Julie Jaroszewski pour le site Venezuelainfos.

]]>
https://eunomia.media/2020/10/14/biens-communs-coloniaux/feed/ 0
Nous sommes tou.te.s des violeur.se.s https://eunomia.media/2020/09/23/nous-sommes-tou-te-s-des-violeur-se-s/ https://eunomia.media/2020/09/23/nous-sommes-tou-te-s-des-violeur-se-s/#respond Wed, 23 Sep 2020 11:30:47 +0000 https://eunomia.media/?p=6021 Voici comment notre imaginaire collectif et sociétal perçoit le viol. C’est le mal absolu, et les violeurs sont donc des monstres asociaux, car seul un monstre est capable du mal absolu. ]]>

Article de Lysandra consultable sur The Consent Project

Trigger Warning : mention de viol et d’agressions sexuelles.

[ Encart de la rédaction : La commission « Antipatriarcat » de l’association s’est permise d’ajouter quelques remarques à l’article ci-dessous.
En effet, même si l’article expose bien son cadre : poser la question du traitement politique et collectif, du consentement, des viols et agressions sexuelles et surtout ne pas faire d’injonctions aux victimes sur leurs parcours individuels (oublie/pardon etc.), il semble important de rappeler que la déculpabilisation des survivant·e·s est une clef non-négociable de ces mêmes parcours. La commission regrette également que le sujet important de la dédiabolisation des agressions sexuelles (dans l’optique de ne pas alimenter les mythes sur le viol) soit abordé parfois dans ce texte de manière trop superficielle. En revanche, elle considère que ce texte pose des questions importantes sur nos manières de fonctionner, de se représenter et de parler de ces sujets. ]

Le viol est un grand mot, le viol est un gros mot, le viol est le pire des mots. Le viol est un mot qui divise. Qui marque la frontière entre le bien et le mal.

Il y a d’un côté les violeurs, le mal incarné et de l’autre les non violeurs et les victimes qui sont du côté du bien. Voici comment notre imaginaire collectif et sociétal perçoit le viol. C’est le mal absolu, et les violeurs sont donc des monstres asociaux, car seul un monstre est capable du mal absolu. 

Bien évidemment ces violeurs existent, et ce type de viol existent. Nous ne pouvons le nier et cet article n’apportera aucune solution contre ces violeurs qui violent à dessein, dans le but de détruire physiquement ou psychologiquement la personne, de la déposséder, de lui faire mal, ou de jouir de sa soumission. 

Toutefois, cette vision binaire et simpliste du viol est dramatiquement dommageable aux victimes de viol, au processus judiciaire et à une réflexion collective autours du viol qui serait pourtant bénéfique pour créer une société à la sexualité plus douce et consentante. 

Reconnaissons notre responsabilité collective

Oui, le viol est un mot terrible et terrifiant, un mot affreux, une étiquette ignoble qui vous expose à la disgrâce sociale ; au rejet de tous, que personne ne voudrait porter. 
Le violeur étant un monstre, comme tous les monstres mythologiques, il doit être éloigné loin de la Cité, ne plus y revivre, nous devons plus prononcer son nom. Sa place serait en prison, à vie, ou du moins loin de nos yeux et de nos vies.

Il n’y aurait pas de pire opprobre ou presque, que d’être qualifié de violeur.se ; ce qui grippe toute forme de débat constructif sur le sujet, qui se réduit souvent à une seule question : est-il ou non un violeur ? Car si oui, la sentence devra être implacable, et la disgrâce, totale. 

Et si nous sortions de cette vision diabolique du viol pour parler vraiment du sujet : qu’est-ce qu’un viol, et comment pouvons-nous l’éviter.

Parce que oui, nous sommes intimement convaincues qu’il existe des situations où le violeur ignorait – avec plus ou moins de bonne foi – les conséquences de ses actes ; et qu’avec une meilleure sensibilisation aux rapports intimes, l’agression aurait pu être évitée.

Ne parlons pas d’autres choses, mais parlons en autrement Changeons de vocabulaire si vous préférez et parlons d’absence de consentement, ou d’erreur de jugement sur les intentions de son partenaire. Peut-être qu’ainsi, vous serez plus enclins à accepter que cette personne a bien « manqué de discernement en ayant un geste déplacé », au lieu de parler « d’agression sexuelle », (pourtant il s’agit bien de le même chose) et donc accepter qu’il y a eu une faute de commise, ce qui doit entrainer réparation, reconnaissance du préjudice causé à la victime et déclenchement d’un processus permettant à l’auteur.e des faits de ne pas les reproduire. Si l’on admet que violer, c’est ne pas avoir respecté le consentement libre, éclairé, explicite et spécifique de son partenaire… alors nous sommes sans doute beaucoup à avoir … probablement… ~ forcé ~ le consentement d’un.e partenaire sexuel. De la même manière que nous sommes très nombreu.ses.x à avoir subi une situation non consentie. Il peut s’agir de la femme qui larmoie devant son mari « tu ne m’aimes plus c’est ça ? alors pourquoi tu ne veux pas de moi ce soir ? Depuis que tu as cette nouvelle stagiaire à ton travail tu ne me touches plus, si tu m’aimais vraiment… » De ce mec qui sodomise à l’improviste son plan cul sans lui demander son avis. De cette personne qui saute sur le sexe bandé de son partenaire de bon matin, supposant qu’il en a envie. De ce mec qui se met à fesser violemment, son plan d’un soir, à l’étrangler, à la mordre, sans concevoir que son kink sexuel n’est pas partagé par tou.te.s… 

De cette personne qui se met à lécher sa coloc endormie la nuit parce qu’elle est vraiment trop excitante. De cette fille qui dit à sa copine « allez stp stp stp stp je t’aime je t’aime j’ai très envie de toi fais-moi plaisir stp » De ce patron qui dit à sa salariée qu’il va falloir qu’elle se montre très gentille et convaincante si elle veut obtenir cette promotion qu’elle convoite. De ce médecin qui enfourne ses doigts au fond de l’utérus de sa patiente sans même lui demander si elle est prête ou d’accord pour procéder à un toucher vaginal. De ce chirurgien qui propose à ces élèves de tester des touchers vaginaux sur des patientes endormies au bloc opératoires. De ce mec qui dit à son copain « tu ne vas pas me laisser comme ça quand même, j’ai les boules pleines ». Vous vous êtes reconnu.e.s dans cette situation ? Si vous êtes du côté « violeur », peut être que votre premier réflexe est le déni, la honte, hors de question que l’on vous colle cette ignoble étiquette. Et si on dépassait cela ? Si on dépassait notre ego outragé pour nous concentrer sur le plus important : comment construire des relations intimes basées sur la non-violence. Comment créer un cadre de confiance pour nous assurer que notre partenaire est pleinement consentant, et qu’il ne subit aucune pression, ou du moins, le moins possible. Si l’on questionnait nos pratiques sexuelles en partant du principe que nous sommes tou.te.s capable de violer, capable de manipuler, capable de forcer le consentement en par les larmes, les supplications, le chantage affectif, le chantage à la rupture, ou tout simplement l’enfourchant sans prendre la peine de lui poser la question « est-ce que tu veux faire ça? » Si difficile et inconcevable que cela puisse paraitre, cette prise de conscience collective pourrait passer par la dédiabolisation du viol. Oui, cela peut paraitre choquant et grotesque de demander une « dédiabolisation » du viol, mais avec 1% des viols aboutissant à une condamnation judiciaire, nous sommes très loin d’une diabolisation efficace, donc il sera peut-être temps d’envisager une autre approche. Une approche qui dépasserait cette antagonisation de ce débat, suis-je un monstre ou non ? Cette personne est-elle un monstre ou pas ? Puisqu’en posant cette question de la sorte, la tentation sera de tout faire pour protéger la personne d’une accusation aussi grave, aussi lourde de conséquences (du moins, on s’imagine que ce sera lourd de conséquences). Les sanctions (judiciaires et sociales) étant d’une gravité extrême, toutes les précautions doivent être prises pour s’assurer que la personne est coupable. Pire que tout, si cette personne est reconnue coupable de viol pour avoir… été insistante… alors cela signifie que « moi aussi je serai un.e violeur.e ? », l’idée est d’autant plus insupportable. C’est d’ailleurs ce que nous constatons dans chaque débat suite à un article relatant des faits de viol d’une célébrité. Tous les hommes s’offusquent, rappellent la nécessité de protéger la présomption d’innocence, minorent les faits pour qu’ils échappent à la qualification honnie, ou bien encore, soupçonne la victime de mentir. A la solidarité masculine, s’ajoute une couche de misogynie, soupçonnant les femmes d’être incurablement intéressées par l’argent, et d’être des menteuses hystériques qui crient au loup au moindre geste grivois. Cette envie soudaine de défendre un homme qui leur est inconnu avec autant de passion, n’est sans doute pas uniquement motivée que par le désir de Justice. Mais probablement par la peur du stigmate du viol. Car si cet homme est condamné pour ce qu’il a fait, alors ils le seront aussi. Consciemment ou non, ils se projettent dans ces histoires de mains baladeuses, de soirées avinées, de collègues plaquées contre un mur à qui ils n’ont volé « qu’un baiser » ; ils ont peur et ils le disent « nous ne pourrons plus travailler avec des femmes, nous ne pourrons plus draguer après #meetoo ». Cette peur les aveugle, les paralyse dans une remise en cause pourtant nécessaire. 

Les traitements médiatiques des viols nous désolent car ils ne se concentrent que sur la personne / la personnalité du violeur avec ceux qui veulent le jeter au cachot d’un côté et ceux que le défendent ardemment de l’autre. L’affaire Romeo Elvis est symptomatique : au lieu de réduire le débat à « Angèle doit-elle publiquement renier son frère le violeur », peut être pourrait-on comprendre pourquoi ce mec a cru qu’il était normal, excitant, de se faufiler dans les vestiaires des filles pour tripoter l’une de ses amies ? Est-ce symptomatique de la culture du viol ? Du rapport de prédation que les hommes peuvent avoir avec la sexualité ? Encore plus important : comment prendre en charge la parole de la victime ? Comment lui permettre d’exprimer son ressenti ? Comment lui offrir un cadre serein de libération de la parole ? Tous les hommes devraient tirer des leçons de cette tragique histoire, pour réfléchir en conscience s’ils se sont déjà retrouvés dans cette situation et comment – à l’avenir – tenter une technique d’approche qui ne mettent pas en danger la victime (c’est simple, il suffit de demander son autorisation avant de la caresser et lui préciser qu’elle a le droit de refuser). Apprenons collectivement à changer nos (mauvaises) habitudes de dragues et de prédations qui nous mettent tous en danger, et réapprenons une sexualité consentie. 

Il ne peut pas violer, il est si gentil 

L’autre conséquence tragique de faire du violeur une figure monstrueuse est que paradoxalement, il leur suffit de prouver qu’ils sont gentils pour… échapper à la justice. Nous aimerions caricaturer mais malheureusement, il suffit bien trop souvent à un violeur de montrer aux policier.e.s des jolies attestations de ses proches affirmant qu’il est mignon tout plein pour que la plainte soit classée sans suite par lae procureur.e. Oui, nous, professionnelles du droit, nous avons pu constater ces faits. Puisqu’il est inconcevable qu’un homme soit à la fois angélique et monstrueux, il leur suffit de prouver qu’ils sont angéliques pour échapper à l’odieux soupçon du viol. Accepter que même les personnes adorables, altruistes, bien intégrées socialement et n’ayant jamais eu d’antécédents judiciaires peuvent violer, ce serait donner une plus grande chance à la victime d’obtenir justice et réparation ; avec une enquête qui ne soit plus centrée sur la personnalité du violeur, mais avant tout sur le déroulement du viol. La conséquence est désastreuse : bien souvent, la victime ne demande qu’une chose, c’est que son statut de « victime de viol » soit reconnu, et que son violeur est conscience de ce qu’il a fait pour que cela ne se reproduise plus. Nous sommes lasses de voir des affaires classées sans suite, des victimes niées dans leur vérité car le profil ne match pas avec la description type du violeur. Tous les violeurs ne sont pas des monstres et tous les viols ne sont pas monstrueux Tels que dépeints par les médias, les viols sont d’une violence inouïe et obscène à regarder. La victime se débat, en pleurs, et restent traumatisée à vie par la violence de cet effroi. L’usage des termes dans les milieux militants confortent cette vision : la victime est une « survivante », elle a donc « survécu » au pire. Nous ne nions pas l’importance que ce mot peut avoir pour certaines victimes, ni le fait que le viol puisse relever d’une expérience mortifère tant il peut être destructeur. Cependant, en limitant la narration du viol à ce type de schéma, il les enferme dans un récit qui peut être excluant. Certaines victimes en arrivent à penser que, si elles n’ont pas été si traumatisées que ça, si elles ont vécu ce moment comme « simplement » désagréable, si elles ont pris sur elles, voir même si finalement elles ont pris du plaisir ou si elles sont restées en bons terme avec leurs violeurs… alors elles ne sont pas légitimes à parler de « viol ». Leur comportement leur sera d’ailleurs reproché par leurs proches et la machine judiciaire qui ne les jugera pas assez « traumatisées » pour dire la vérité ; pire encore si elles ont continué de fréquenter leur violeur après le viol. Pourtant, le processus d’acceptation du viol est parfois long, difficile. Il faut savoir être soi-même conscient des notions de consentement, comprendre que le nôtre n’a pas été respecté, parfois même se remettre personnellement en cause quand on ne l’a pas appliqué, puis réaliser que l’on a été violé, et enclencher un processus de deuil vis-à-vis de cette personne, de cette relation, désormais entachée par le souvenir du viol. Toute cette démarche est longue, douloureuse, complexe et ne se conforme pas toujours à ces schémas du « viol monstrueux ». Laissons aux victimes la possibilité de construire des narrations où elles peuvent se reconnaitre et se sentir légitimes dans l’expression de leur ressentie face à ce qu’elles ont vécu. 

 Ne parlons pas d’autres choses, mais parlons en autrement 

Dans un viol, il y n’y aurait que 2 catégories : la victime et le violeur, le loup et l’agneau. D’un côté le bien, de l’autre le mal. Ou plutôt le mâle, qui – selon les chiffres – représentent 98% des agresseurs. Toutefois, de récents sondages montrent que les hommes, quand on leur pose la question autrement que « avez-vous été violé ? », mais en leur demandant si leur consentement a été forcé répondent majoritairement qu’ils se sont également senti forcés, manipulés. Le problème est double : si les hommes n’ont pas eux même d’éducation au consentement, ils ne peuvent ni le respecter, ni déterminer quand le leur n’a pas été respecté. Puis la vision genrée de la sexualité, qui réduit les hommes à des bêtes de sexe avide d’en avoir toujours plus (et d’autant plus si ils sont noirs), poussent certain.e.s de leur partenaires à répondre avec fugacité à ce supposé désir inassouvi. Nous entendons les hommes parler de ces femmes qui les ont chevauchés, qui les ont doigtés par pour les ouvrir vers de « nouveaux horizons », qui leur ont fait des « sodomie surprise », parce que évidemment, c’est « plus serré » et que tous les hommes aiment ça. Le virilisme toxique réduit au silence ces récits de viols complexes car les hommes n’osent encore parler librement de ces moments qu’ils n’ont pas si bien vécu (et seront-ils seulement écoutés ?) 

Oui, les femmes peuvent violer en pensant « assouvir une sexualité débridée » des hommes, oui, elles peuvent violer en faisant usage de techniques de manipulation, de chantage, d’usure, de menace qui forceront le consentement de leur partenaire. Le viol n’est pas aussi binaire. Littéralement, il existe des couples queers, non binaires, qui sont invisibilisés par cette vision très genrée du viol, et qui peuvent aussi être traversés par les violences sexuelles, que doivent être entendu et pris en compte dans les récits sur le viol. Le viol n’est pas aussi binaire, il est possible d’être le loup et la proie. D’avoir été victime et de devenir violeur. Il est même possible d’être les deux à la fois, notamment lors d’une soirée alcoolisée où les deux personnes n’étaient pas aptes à consentir librement. Au lieu de chercher absolument qui est lae gentil.le et qui est lae méchant.e, admettons simplement que parfois, les histoires d’agressions sexuelles sont complexes, que la responsabilité est collective, et qu’il faut donc trouver des solutions ensemble pour ne pas reproduire ces erreurs. La sexualité n’est pas aussi binaire, notre vision d’une sexualité hétéro-phallo-centrée nous enferme dans des pratiques sexuelles codifiées, focalisée sur la pénétration vaginale par un pénis. Or, le plaisir sexuel est beaucoup plus étendu, certaines personnes y prennent du plaisir, d’autres non, partez à la découverte de votre partenaire en ne présupposant rien de ses préférences ou de ses répugnances. Peut-être est-iel asexuel, peut-être aime-t-iel une forme de sexualité qui ne se focalise pas autour de la pénétration, de l’orgasme. Ne pas communiquer avec son partenaire sur ses désirs, c’est prendre le risque de lui imposer des pratiques qu’iel n’aime pas, de lui imposer un type de sexualité ; et donc de lae violer.

Nous ne pouvons pas faire disparaitre les violeur.se.s 

Une fois que nous avons établis que nous sommes tous potentiellement violeur.se.s, et que nous avons tous une responsabilité face au respect du consentement, comment dépasser et cela et avancer vers une forme de justice réparatrice ? Les solutions en la matière sont large et complexes, car elles ne pourront jamais effacer le mal ni les préjudices qui ont été commis. Le premier pas serait d’abord de faire preuve d’humilité, d’une honnêteté intransigeante à soi, et que l’on doit à ses partenaires passé.e.s ; et reconnaitre ses fautes. Nous devons plus que tout, nous éduquer au consentement et aux relations intimes non violentes, car il est difficile d’être en empathie avec le consentement de l’autre, si on y a pas été sensibilisé soi-même. Il nous faudra comprendre les nuances entre désir, envie de sexe, drague, consentement, et plaisir ; et savoir que l’un n’implique pas l’autre, que l’être qui désire n’est pas celui qui consent. Puis viendra éventuellement le temps de la réparation, qui devra être choisie par la victime ; des excuses, qui pourront être acceptées ou pas par cette dernière ; et plus important encore, d’en tirer une leçon collective pour ne plus faire aucun mal et avoir une sexualité mutuellement consentie. Mais ce processus demande un effort supplémentaire : celui de choisir de ne pas considérer tous les violeur.e.s comme des êtres infâmes devant être banni.e.s de la Cité, ne pas les porter au pinacle comme l’incarnation du mal afin de se rassurer sur sa propre humanité, sur sa propre « pureté » sociale, mais de leur laisser la place qu’iels méritent : celle d’êtres humains normaux qui ont fauté et qui doivent apprendre, transmettre et réparer leur faute.

Car nous sommes tou.te.s des violeur.se.s (potentiels)

]]>
https://eunomia.media/2020/09/23/nous-sommes-tou-te-s-des-violeur-se-s/feed/ 0
Débunker les croyances ? Une critique anthropologique https://eunomia.media/2020/09/21/debunker-les-croyances/ https://eunomia.media/2020/09/21/debunker-les-croyances/#respond Mon, 21 Sep 2020 15:18:47 +0000 https://www.assoeunomia.fr/?p=5854 Les tenants de la culture du debunking se fondent sur une mauvaise compréhension de ce qu’est une croyance.]]>

Aujourd’hui j’aimerais vous parler de zététique. La zététique c’est à la fois une posture philosophique de doute critique à propos des connaissances, faits, hypothèses, etc., et à la fois un milieu qui s’est construit autour d’organisations, de médias, de figures de la vulgarisation scientifique et du « debunking » de théories conspirationnistes.  

C’est de cette dernière appréciation que je souhaite parler, et notamment des pratiques souvent observées chez les tenants de cette culture du debunk qui, il me semble, se fondent sur une mauvaise compréhension de ce qu’est une croyance. 

Car nous somme en septembre 2020 et nous voilà confronté·es à la trouzmillième polémique à propos du voile islamique et les zététiciens ne se sont pas fait priés pour rappeler leurs positions sur le sujet des croyances et des religions ou plutôt de « la » croyance et de « la » religion. 

Ça vous avait manqué ? À nous non plus.

C’est en effet après avoir constaté le manque de pertinence du discours de certains pontes du milieu (et repris mot pour mot sur les groupes de discussion zététiques par ceux et celles qui les suivent) sur le fait religieux que j’ai commencé à formaliser une pensée critique par rapport aux méthodes que ces mêmes personnes emploient à l’égard de ce que ces derniers considèrent comme des croyances. 

Et pour retransmettre cela, je vais faire un petit détour par un article d’anthropologie lu récemment qui m’a permis de mieux comprendre tout cela : 

Ce dernier se nomme : « L’invraisemblance du surnaturel –  Fiction et réalité dans un culte bouddhique birman »

Ne vous inquiétez pas, je vais tenter de vous le résumer le mieux et le plus simplement possible :

Le texte de l’anthropologue Guillaume Rozenberg tente de répondre à une question souvent posée dans l’histoire de la discipline et à laquelle plusieurs réponses ont déjà été formulées par des chercheurs. 

En effet, à partir de son observation d’un culte bouddhique de Birmanie, et dans le cadre d’un travail sur le fait religieux, l’auteur cherche à résoudre ce qui semble être un paradoxe : « Comment peut-on croire à l’invraisemblable ? » 

Après avoir rappelé que cette question revêt les atours du commun ou de l’habituel, Guillaume Rozenberg commence par se dédouaner de toute tentative d’affirmer l’existence du surnaturel (en tant que vérité), — et je ne m’y emploierai pas plus que lui — car son objectif est plutôt la proposition de concepts permettant de mieux mobiliser une réflexion sur la question de ce qui fait qu’une personne, mais aussi un collectif, adhère à une croyance. 

Pour ce faire, le chercheur utilisera une exemple situé : un culte voué aux weikza (sorte de « superhommes » manifestant leur puissance surnaturelle par de nombreux pouvoirs : lévitation, longévité hors du commun, capacité à faire apparaitre des objet, transmission de bonne fortune, guérison de maladie etc.) et, plus spécifiquement, au sein d’une communauté regroupée autour d’un monastère fondé par un « medium » (humain ayant été choisi par les weikza pour transmettre leurs paroles et leurs actions). 

Mais afin de permettre une analyse rigoureuse des évènements surnaturels qui s’opèrent au sein dudit monastère, ainsi que des mécaniques d’adhésion à ces mêmes évènements, l’auteur va poser une distinction conceptuelle importante : celle entre « la croyance » et « le croire ». Ces deux concepts sont une spécification de deux conceptions que recouvre habituellement le terme de croyance en français mais qui sont bien séparés dans la langue birmane.

° « la croyance » est, pour Rozenberg, une catégorie qui servirait à décrire un ensemble de conceptions, relativement à un collectif, un groupe social, une culture, etc. 

° Tandis que « le croire » relève plutôt d’un positionnement individuel, une attitude quant à quelqu’un ou quelque chose duquel il serait permis de douter.  

Ainsi, même si on peut considérer que l’existence des weikza relève de la croyance chez les birmans bouddhiques, on dira que la qualité de véritable weikza attribuée à telle ou telle entité relèvera du croire. 

C’est ensuite en se fondant sur une description détaillée des pratiques opérées lors des rites bouddhiques du monastère, et précisément ceux ayant pour objectif de faire intervenir (ou même « apparaitre ») quatre weikza lors d’une soirée, que Guillaume Rozenberg va développer sa problématique. 

L’auteur va alors décrire chaque étape de l’évènement sans omettre tous les indices qui permettent de comprendre comment sont réalisés les trucages servant à faire intervenir le surnaturel. L’un des éléments les plus marquant sera le cas où un weikza fera pleuvoir sur les adeptes bougies et noix de coco afin de leur apporter bonheur et prospérité. Mais les plus attentifs remarqueront sans problème que c’est une trappe dans le faux-plafond qui permet à des complices de jeter les objets sur la foule. Par ailleurs des adeptes se permettent tout-à-fait de pointer du doigt les différents travers (très ou peu visibles) qui permettraient de conclure facilement à une mystification.

Le medium du culte qui ressemble trait pour trait à deux des Weikza

Le chercheur rappelle qu’il est traditionnel, lorsque, sur un terrain, on est face à ce genre de pratiques de ne pas questionner le caractère vraisemblable des apparitions surnaturelles. L’objectif étant d’analyser à travers une neutralité axiologique les événements sans se positionner sur « le croire » des observé·e·s.  L’ethnologue doit donc épouser pour un temps le même regard, voir à travers l’œil (qui est moins l’organe de la vision que celui de la tradition, expliquait Franz Boas) de celui que l’on observe afin de comprendre comment se construit sa vision, et donc, ses représentations, et donc, ses pratiques. 

Une fois fait, Rozenberg estime tout de même que cette posture épistémique ne permet pas de résoudre un paradoxe latent dans la situation : comment des personnes peuvent-elle remarquer et désigner les trucages et artifices de l’intervention surnaturelle tout en croyant à cette même apparition surnaturelle ? 

Le chercheur explique alors qu’il existe quatre propositions anthropologiques qui permettent de répondre à cette question (sans qu’elles soient mutuellement excluantes les unes des autres) tout en annonçant qu’aucune de ces dernières ne parait bien convenir à la situation qu’il a observée. 

Malinowski sur son terrain
  • la première proposition est culturaliste et tend à répondre que, justement, le regard des observé·e·s est aveugle aux rouages qui font vivre le surnaturel et que c’est parce que l’ethnologue est étranger à cette même culture qu’il les repère vite. Cependant, dans l’exemple qui nous occupe : les observé·e·s remarquent tout autant que l’observant, ces rouages. La surdétermination culturelle de « la croyance » n’explique donc pas entièrement le paradoxe.
  • la seconde proposition ressemble au postulat de la première mais en se focalisant sur l’individu (et sa conscience). Ce serait donc l’observé·e qui s’auto-convainc de ne pas voir, quasi-mécaniquement. Cependant Rozenberg rappelle que les individus mentionnent devant les autres les invraisemblances qu’ils remarquent. L’aveuglement psychologique du « croire » n’explique donc pas non plus complètement le paradoxe. 
  • la troisième proposition considère comme la première qu’au niveau du « croire », les croyants, lorsqu’ils ne peuvent ignorer les invraisemblances vont tenter de leur trouver une vraisemblance logique dans leurs représentations. Les invraisemblances sont donc éliminées, gommées par le regard de l’observé·e. Cependant, Rozenberg a également remarqué que, même si de nombreuses invraisemblances sont remarquées par les croyants, ces derniers ne cherchent pas à les expliquer ou les couvrir. Il semble que, pour les observé·e·s, le paradoxe que pose l’ethnologue n’en est pas un. 
  • la quatrième proposition enfin, postule qu’il faudrait considérer les séances d’apparition comme des temps et des espaces spéciaux où les règles d’usage de la logique du quotidien ne seraient plus les mêmes. Une sorte de suspension consentie d’incrédulité comme celles qui caractérisent le visionnage d’un film ou d’une pièce de théâtre. Mais Guillaume Rozenberg rappelle qu’à la différence de ces situations, les séances d’apparition sont le lieu où le doute existe sans cesse puisque c’est le lieu où l’on éprouve la véracité du surnaturel (à la différence d’une salle de cinéma ou l’on trouverait particulièrement lourdes les interventions d’une personne qui pointerait chaque trucage). C’est donc une proposition qui ne permet pas non plus de comprendre pourquoi les invraisemblances sont pointées du doigt par les adeptes. 
L’un des weikza qui ressemble trait pour trait au médium

Enfin Rozenberg propose une cinquième posture conceptuelle qui permettrait, selon lui, de mieux comprendre le paradoxe posé : 

Les observé·e·s ne font pas sans les invraisemblances, ni même contre les invraisemblances. Les croyants font avec ces invraisemblances : ces dernières sont constitutives de la nature surnaturelle de la séance d’apparition. La dimension fictive de cette apparition est en fait une co-création, une co-participation à la réalité construite lors cet événement. 

Ces invraisemblances ne s’interprètent pas, elles sont performatives, c’est à dire qu’elles sont par essence ce qui fait exister le surnaturel, au même titre que les vraisemblances. Les anomalies de représentation sont donc le moyen pour les observé·e·s d’être acteurs de la fiction collective puisqu’elles forcent un positionnement (soit dans l’adhésion soit dans le rejet) du « croire ». Ce « croire » qui renvoient également au positionnement de chacun : 

On raconte cette apparition comme la genèse de son propre mythe, on devient par la rencontre avec les weikza, un·e co-créateur·ice du récit fictionnel collectif. C’est d’ailleurs en cela que « le croire » alimente « la croyance ». 

Rozenberg sait que cette proposition épistémique tranche avec les autres tant elle accorde d’importance à ces invraisemblances. Or il considère également que ces mêmes anomalies sont le fruit d’une entente sourde et non-dite entre les opérateurs du culte (le médium et ses complices) et les fidèles. Ainsi pour les uns comme pour les autres, croire nécessite de savoir qu’on construit une fiction et que c’est ce caractère fictionnel qui est une une condition de sa réalité. 

Un des weikza dont le foulard, mal disposé, laisse entrevoir des cheveux alors qu’il devrait être chauve.

Et la construction de cette réalité passe par une relation personnalisée entre l’adepte et le cultiste : on fait faire l’expérience du surnaturel au croyant, on lui propose de vérifier, de toucher, de s’approcher, de tenir entre ses mains. On met en scène le doute pour mettre en scène la confrontation avec le réel. Et c’est cette mise en scène qui participe de la légende personnelle de chaque observé·e, qui fera bientôt lui-même étalage de sa capacité à fabriquer un nouveau réel : « la croyance ».  Car qu’est-ce qui, au final est le plus valorisant ? parler d’un évènement dont on a rejeté l’explication surnaturelle ou raconter comment, malgré un examen minutieux on a été convaincu·e, et donc, on a rencontré une entité semi-immortelle ?

C’est d’ailleurs pour cela, à mon avis, que les complotistes semblent souvent prendre beaucoup de plaisir à argumenter pendant des heures et des heures et des heures à propos de ce qui fonde leur croyance. 

Et c’est la même raison qui fait que je pense que permettre à des groupes comme Reopen9/11 (groupe conspirationniste au sujet des attentats du 11 septembre) de mettre en scène ce qui relève chez eux du « croire » par l’examen minutieux de chacun des arguments (arguments étant présents en stock infini d’ailleurs puisque chaque débunk mène à un autre argument) qu’ils pourront présenter, est très peu pertinent voire néfaste.

Miniature de la vidéo de Mr. Sam dans laquelle ce dernier débat avec le collectif Reopen9/11

Un choix a dû être fait au moment où le négationnisme devenait populaire : combattre le négationnisme ce n’est pas débattre avec le négationniste, c’est juste faire de l’Histoire. Faire de l’Histoire, travailler la mémoire et l’analyse politique.

Lorsque Pierre Vidal-Naquet publie dans la revue Esprit, en 1980, le long article « Un Eichman de papier« , qui deviendra le cœur de son ouvrage Les Assassins de la Mémoire, il le fait à une condition expresse: que la revue n’accorde pas aux négationnistes un droit de réponse.

Évidemment cette demande, que Vidal-Naquet fait très publiquement, servira aux négationnistes à crier à la censure. Il ne s’agit pourtant pas de ça. Il ne s’agit pas tant de contester un droit à s’exprimer des négationnistes (qui, comme le fait remarquer Vidal-Naquet, ont leurs propres publications) mais de leur refuser un droit au débat.

C’est une position qui tente de répondre à ce constat, que Vidal-Naquet dresse des conséquences de l’ouverture française de la grande presse aux thèses négationnistes alors qu’en Angleterre, pays qui a inventé la liberté de la presse, les révisionnistes n’ont pas eu accès à la grande presse, en France, il y a eu dans certains journaux libéraux ou libertaires (Le Monde, Libération) des esquisses de discussion, avec parfois le sentiment pour le lecteur qu’il y avait deux thèses équivalentes entre lesquelles il était permis d’hésiter.

« Les négationnistes, comme les fascistes quand ils ne sont pas au pouvoir, jouent énormément de cette mise en scène de la « liberté d’expression » pour donner à leurs thèses un vernis de respectabilité: ce n’est pas pour rien qu’ils insistent tellement pour se faire appeler « école révisionniste ». Il s’agit de se faire reconnaitre comme école historique sérieuse (le « révisionnisme » avait à l’origine un sens positif en histoire) qui « débat » avec une autre école historique, que les négationnistes désignent comme « école exterminationniste ».


Comment des non-spécialistes pourraient-ils trancher ce débat entre experts ? Pour Vidal-Naquet, il est justement important, par ce refus de débattre avec les négationnistes, de réaffirmer qu’il ne s’agit ici nullement d’une querelle d’experts, mais bel et bien d’une entreprise de falsification de l’histoire. Et le but de l’historien est de combattre cette entreprise en prenant garde de ne pas entériner la validité de la question.

Car débattre avec le négationniste, c’est non seulement lui offrir une plateforme pour exposer ses idées, mais aussi lui donner l’image d’un interlocuteur valable, ça lui confère l’aura d’une personne rigoureuse qui « connait bien son dossier », une personne qui ne sera jamais en posture de défense (elle ne défend pas de thèse, elle attaque la « thèse officielle ») ce qui lui donne l’ascendant systématiquement dans le débat. Et malheureusement, même si ça ne devrait pas être le cas, c’est le cas. 

Je considère que ne pas tenir compte de ces faits, c’est faire preuve d’un orgueil démesuré (« oui mais moi tu vas voir comment je vais le moucher »), c’est se flatter soi-même plus que de réfléchir à une stratégie viable pour réduire à néant ces croyances. Ce n’est pas ce que font les zététicien·ne·s. Ainsi, ce n’est peut-être pas un hasard si le fondateur du Cercle Zététique est connu pour ses liens avec les milieux négationnistes.

Exemple de distinction idéologie/science que l’on peut trouver dans le contenu de la chaîne Hygiène Mentale.

Et ce n’est pas non plus un hasard si les sciences sociales (exception faite de la psychologie) ont beaucoup de mal à trouver leur chemin (voire une simple légitimité) dans ces espaces politiques que sont les milieux zététiques. Ces derniers ne semblent pas encore prêts à se définir comme tel. Mais alors comment pourraient-ils faire preuve de réflexivité ? 

Confondre toutes les croyances, tous les rapports au croire dans un même grand sac et s’atteler à toutes les « debunker » sans tenir compte des contextes sociaux, politiques, historiques et culturels qui les produisent et les façonnent, c’est peut-être là plus une posture de curé que de scientifique.

On touche sans doute là un malentendu entretenu par la malhonnêteté des un·e·s et par l’incompétence des autres. Espérons que les choses changent. En attendant, les femmes voilées subissent toujours l’islamophobie. 


Merci à l’équipe de Zet-Ethique et notamment à Aure, Arnaud et Gaël pour l’aide et le soutient apporté à la rédaction de cet article.

]]>
https://eunomia.media/2020/09/21/debunker-les-croyances/feed/ 0
Point médian ou point Godwin ? – Analyse d’un linguiste https://eunomia.media/2020/09/21/point-median-ou-point-godwin/ https://eunomia.media/2020/09/21/point-median-ou-point-godwin/#comments Mon, 21 Sep 2020 16:17:10 +0000 https://www.assoeunomia.fr/?p=5868 L’écriture inclusive fait partie de ces quelques sujets brûlants qui secouent les sciences humaines et sociales depuis quelques années maintenant, et plus particulièrement les sciences du langage. ]]>

Article d’ALBIN WAGENER consultable sur le site Systèmes et discours.

L’écriture inclusive fait partie de ces quelques sujets brûlants qui secouent les sciences humaines et sociales depuis quelques années maintenant, et plus particulièrement les sciences du langage, dans la variété de leurs composantes (sociolinguistique, sémantique, didactique des langues, pragmatique, etc.). De fait, l’écriture inclusive est une solution expérimentale imaginée pour résoudre la question du genre dans la langue, et des représentations sociales qui y sont liées, tout en étant réutilisée dans des milieux plus militants – mais ce n’est pas de militantisme que je parlerai aujourd’hui. Je précise d’emblée, au passage, que je n’ai jamais été connu pour mes positions militantes sur l’écriture inclusive, et que je ne vais donc pas ici me positionner dans un débat « pour ou contre », mais dans une optique de commentaire d’argumentation scientifique.

En tant que linguiste, j’ai toujours observé le phénomène de l’écriture inclusive en m’informant et en lisant articles et ouvrages, de part et d’autre, et en m’intéressant plus particulièrement (entre autres, je vous rassure !) à ce que l’on appelle les études de genre, qui regroupent un nombre foisonnant de disciplines (sciences du langage, sociologie, anthropologie, psychologie, histoire, études littéraires) et qui, n’en déplaisent à certains fantasmes, ne sont pas des productions idéologiques de « féminazis » qui, écume aux lèvres, auraient pour ambition de brûler les fondements de notre société, de démolir les écoles et d’empêcher les hommes de siroter une Heineken tiède devant un match de foot : pas d’amalgame. En outre, ces lectures m’ont permis de travailler de manière approfondie sur le concept de culture, il y a quelques années de cela. Et c’est toujours en tant que linguiste que je ne peux m’empêcher de rédiger quelques paragraphes vis-à-vis de la tribune signée par plusieurs de mes collègues chercheurs dans Marianne.

Sans malice aucune, j’avertis ici que ce billet ne sera pas rédigé en écriture inclusive, non pas par positionnement militant, mais pour ne pas attiser inutilement l’agacement des consœurs et confrères concernés. J’en profite par ailleurs pour dire, le plus sincèrement du monde, tout le respect confraternel, et même la sympathie franche, que j’ai pour plusieurs d’entre eux ; je me nourris régulièrement de leurs lectures et utilise même leurs travaux pour alimenter mes propres recherches. L’apport de certaines et certains de ces collègues aux sciences du langage est considérable, et ce n’est bien évidemment pas cela qui sera ici étudié. Ce présent billet n’a dont aucune prétention d’outrage ad hominem ou ad feminem, et ne se place pas non plus dans une querelle d’egos malvenue. Je préfère ici souligner cette subtilité pour bien contextualiser les propos qui vont suivre.

Etant par ailleurs engagé dans un processus de réponse collective qui répond à celle de mes collègues (ce billet ayant été rédigé de manière totalement indépendante), je préfère ici me consacrer à une analyse de discours, comme une forme d’exercice pédagogique à destination de mes étudiants (passés, présents et à venir), par rapport aux questions posées par l’argumentation, notamment dans une controverse scientifique linguistique, plus précisément lorsque celle-ci touche à des questions de société – puisque c’est ici le cas. Pour ceux qui veulent un billet sarcastique rédigé par quelqu’un qui ne connaît rien à la complexité des problématiques linguistiques tout en donnant l’impression inverse, vous pourrez toujours vous rabattre sur le blog d’Un odieux connard, par exemple. Pour les autres, ça y est, ma (trop) longue introduction est terminée.

La tribune publiée le 18 septembre 2020 dans Marianne fait écho à de vifs débats internes aux sciences du langage, et qui n’ont finalement pas grand-chose de surprenant : cela fait plusieurs décennies, au rythme des évolutions de la langue (emprunts à l’anglais, réforme de l’orthographe et féminisation des noms de métier), qu’anciens et modernes s’égratignent, sur fond de politiques linguistiques nationales. Evidemment, en France, il y a des sujets sur lesquels tout le monde a toujours un avis définitif : la langue, le voile, les vacances des profs, les allocations chômage, les impôts ou la bouffe des cantines sont autant de marronniers qui agitent périodiquement notre délicieuse République. Mais quand il s’agit de la langue, et quand bien même tout locuteur a bien évidemment le droit d’avoir un avis construit sur la question, il est toujours intéressant d’aller voir du côté des sciences du langage, afin de lire ce que proposent les travaux des spécialistes.

Des spécialistes, nous n’en manquons pas : la linguistique dite « à la française » s’est fait une place de choix, en cultivant sa différence face à l’hégémonie de certains courants scientifiques anglo-saxons, notamment. Et précisément, même si la tribune représente un genre linguistique qui ne rend pas justice aux subtilités de la recherche, les auteurs du texte étudié se présentent d’emblée comme tenant une position scientifique respectable (les scientifiques, donc ceux qui seraient du côté de la raison), en représentant les autres collègues pro-écriture inclusive comme des promoteurs politiques (les militants, donc ceux qui seraient du côté de la passion). Cette première construction pose tout de même problème : elle balaye d’un revers de main tout un pan de la littérature scientifique sur le sujet, de manière définitive et, disons-le, très peu scientifique.

Les auteurs de la tribune rappellent, à juste titre, que « la langue est à tout le monde ». C’est d’ailleurs précisément parce que la langue est à tout le monde que chaque locuteur ou groupe de locuteurs peut se permettre d’expérimenter, de jouer avec la langue et de proposer, à travers des modifications linguistiques, des réponses à des questions sociales – ce que se propose de faire l’écriture inclusive, point médian ou non. D’autre part, les auteurs de la tribune taclent une vision qui serait plus ou moins conspirationniste de la langue, à travers les intentions prêtées aux grammairiens (qui, sauf erreur de ma part, étaient probablement en grande majorité des hommes). Ici, un peu de philologie et d’histoire politique linguistique rappelle pourtant combien la langue française est une langue qui a été, en partie, créée par des processus d’écriture qui ont été le fruit de petits groupes d’individus (notamment pour ce qui concerne l’orthographe) et combien elle a joué dans l’imposition d’un pouvoir politique fort dans le pays. A ce titre, il existe un rapport ontologique de lien de pouvoir entre le peuple français et sa langue, d’abord imposée puis partagée par des locuteurs qui, pour le dire sommairement, n’avaient pas vraiment trop le choix – et je propose ici aux curieux d’aller voir l’histoire politique linguistique d’autres pays européens, et également les évolutions orthographiques d’autres langues.

J’en profite pour signaler que les questions de masculin et de féminin dans la langue sont des questions tout à fait légitimes : elles ont lieu dans d’autres langues et sont encore en cours de débat pour certaines. On est donc très loin d’une marotte isolée qui ferait de la langue française un cas d’école honteux, mais bel et bien d’une tendance générale des langues dans le monde : elles évoluent avec les questions sociales et politiques des peuples qui les parlent, évidemment, et précisément parce que « la langue est à tout le monde ». A ce titre, je rappelle que, contrairement à ce qu’écrivent mes collègues, aucun chercheur sur la question du français inclusif n’a jamais écrit où que ce soit qu’il y aurait une langue originelle pure, pervertie par la gent masculine (sauf erreur grossière de ma part, ce qui est toujours possible). Je vais maintenant me permettre de rebondir sur la liste des défauts reprochés à l’écriture inclusive.

La langue n’est pas la création de grammairiens, mais son institutionnalisation réglementaire, en revanche, est bien le fait d’institutions dédiées – et l’on sait le poids que l’Académie Française a longtemps fait peser sur le bon usage de la langue française, pour reprendre la sacro-sainte expression du Grévisse. Précisément, comme l’écrivent d’ailleurs mes collègues, ce sont les locuteurs qui créent la langue. Dans ce cas, pourquoi vouloir dénier à certains locuteurs le droit de modifier des pratiques orthographiques, dans une optique d’évolution de la langue française ? Qu’il y ait débat, c’est toujours sain : qu’il y ait procès d’intention ou erreur d’analyse scientifique, c’est tout de même dommage. Quant à cette petite phrase « le masculin l’emporte sur le féminin », c’est une formulation qui n’a, j’en suis navré, absolument rien de rare : ce n’est pas parce que quelque chose ne figure pas dans un Bescherelle que la pratique n’existe pas. Il serait ici peu honnête de nier l’usage social de cette phrase, répétée à l’envi par nombre d’enseignants à certaines époques, pour que les écoliers puissent apprivoiser la graphie du pluriel. A ce titre, si, il y a bien une règle d’usage totalement grammaticale qui vaut pour le pluriel, c’est bien celle-là.

La tribune poursuit ensuite avec une distinction qui fait qu’il y aurait une séparation nette entre les mots « féminin » et « masculin » en grammaire et les mêmes termes dans la vie quotidienne : autrement dit, il n’y aurait aucun lien entre le genre des mots, si je puis dire, et le genre des individus (les auteurs de la tribune utilisent eux le mot « sexe »). La langue, fait social par excellence, creuset de représentations sociales et culturelles, disposerait donc d’un temple isolé du fait social, à savoir la grammaire, au sein duquel le sens des mots resterait pur et hermétique à toute forme de contamination extérieure, dans la mesure où il concerne uniquement les cas et les désinences. Je ne sais pas personnellement sur quelle théorie linguistique repose ce subterfuge épistémologique, et je serai très sincèrement ravi d’en discuter, mais il me semble au contraire que nombre de travaux, notamment en sémantique ou en pragmatique cognitive, ont bien montré la contamination des représentations liées aux sèmes (unités de sens) activées par les lexèmes (unités lexicales ou mots, pour vulgariser fort grossièrement) – il suffirait d’ailleurs de retourner lire les travaux fondateurs de ce bon vieux Charles Sanders Peirce, a minima, pour l’observer.

« Trouver un quelconque privilège social dans l’accord des adjectifs est une simple vue de l’esprit » : dommage pour les travaux fondateurs de Basil Bernstein, pourtant capital dans la sociolinguistique contemporaine, qui a pourtant bien montré que la maîtrise et l’application de la langue variaient de manière considérable en fonction des milieux sociaux des apprenants – et que ces privilèges sociaux vont, par exemple, durablement impacter les capacités d’apprentissage des individus. Donc oui, il peut y avoir des privilèges sociaux logés dans le maniement de certains adverbes, dans tels choix lexicaux, ou dans la capacité à accorder les adjectifs : pourquoi n’y en aurait-il donc pas pour ce qui concerne les différences liées au genre (j’utilise genre, alors que les auteurs de la tribune utilisent sciemment le terme « sexe », et je le précise : « genre » n’est pas un gros mot et ne fait de personne un dangereux extrémiste) ?

Je trouve d’autre part étrange l’affirmation suivante (basée sur des travaux scientifiques que j’ai probablement le malheur de méconnaître) : « si la féminisation est bien une évolution légitime et naturelle de la langue, elle n’est pas un principe directeur des langues ». Si la féminisation n’est pas un principe directeur des langues, qu’est-ce à dire ? Cela signifierait-il que les locuteurs sont rétifs à la féminisation, ou qu’il existe une tendance cognitive directrice et socialement partagée ? Qu’est-ce qu’un principe directeur d’une langue ? Et quels sont les principes directeurs d’une langue ? Et puisque la langue appartient à tout le monde, qu’est-ce qui empêcherait les locuteurs de souhaiter, précisément, la féminiser ? Quant aux exemples utilisés pour étayer l’argument, ils ne soutiennent en aucun cas la précédente affirmation. Par ailleurs, dans plusieurs langues, on peut parfaitement modifier les lexèmes pour féminiser un mot, et ça ne fait peur à personne. « Une médecin » en français devient « eine Ärztin » en allemand, et jusque là cela n’a pas vraiment agité nos amis d’outre-Rhin. On pourra par ailleurs par moment regretter, dans cette tribune, le mélange d’arguments et d’exemples parfois contradictoires, qui n’honore certainement pas l’argument de la question de la féminisation de la langue. Certes, on peut dire que « ma fille est un vrai génie des maths » et « c’est Jules, la vraie victime de l’accident », mais le simple fait que les auteurs de la tribune aient choisi « génie » pour illustrer le masculin et « victime » pour le féminin en dit déjà suffisamment pour que j’y passe encore quelques lignes (idem pour les deux animaux choisis, « un aigle » et « une grenouille »).

Puisqu’on parle de nos amis les animaux et que les auteurs de la tribune précisent qu’il suffit de dire « un aigle femelle » et « une grenouille mâle » pour résoudre le problème (dans ce cas pourquoi pas écrire « un médecin femelle » pour utiliser une logique rigoureuse et générale ?), précisons aussi que la langue est ainsi faite qu’on peut également féminiser un mot pour pouvoir délimiter les spécimens (« un lion » et « une lionne », ou encore « un loup » et « une louve »), mais que de surcroît, certaines espèces ont même droit à des termes carrément différents pour pouvoir faire la différence entre les sexes (« un cochon » et « une truie », « un lièvre » et « une hase », etc). Qu’est-ce que ça veut dire ? Rien, pas plus que les exemples de mes collègues, sinon d’affirmer qu’il existe une multitude de cas. Sauf que bien évidemment, l’écriture inclusive n’a jamais concerné les animaux (sans spécisme aucun bien sûr), et il serait malhonnête de feindre de l’ignorer : l’écriture inclusive s’intéresse au genre (mot visiblement imprononçable pour les auteurs de la tribune), pas au sexe, et plus précisément des humains qui vivent en société. C’est bien de cela, et uniquement de cela, qu’il s’agit ici.

« La langue n’est pas une liste de mots dénués de contexte et d’intentions, renvoyant à des essences » : je partage ce constat, et c’est précisément pour cela que les expérimentations linguistiques liées à l’écriture inclusive sont tout aussi légitimes que toute autre réponse potentielle aux questions posées par le rapport entre masculin et féminin dans la langue – et donc, nécessairement, dans la société. Toutes les langues n’ont pas les mêmes ressources lexicales, ni même grammaticales d’ailleurs, mais mes collègues reviennent ici à une théorisation qui représente peut-être le schisme épistémologique le plus fondamental entre opposants et tenants de l’écriture inclusive. En français, le masculin ferait office de neutre – sauf que dans les faits, c’est bien le masculin qui se retrouve systématiquement mentionné d’une manière ou d’une autre, dans certains singuliers comme dans certains pluriels. Affirmer « il n’y a là aucune domination symbolique ou socialement interprétable » ne relève certainement pas de l’hypothèse scientifique ou même d’un positionnement épistémologique construit, mais semble tout simplement ignorer cinquante ans de littérature sociolinguistique sur le sujet, en langue française comme en langue anglaise par ailleurs (et je passe sur les publications en allemand, pour ne citer que cette autre langue). Et encore une fois, puisque la langue appartient à tout le monde, qu’est-ce qui empêcherait des locuteurs de vouloir changer cette donne ? Je passe sur le fait de commander (là encore, exemple surprenant) « un lapin aux pruneaux » et non pas « un.e lapin.e aux pruneaux », qui a évidemment pour objectif pur de ridiculiser la position adverse pour mieux la délégitimer – procédé rhétorique intéressant qui n’a que peu de place dans une discussion scientifique, ce que je regrette.

« La langue a ses fonctionnements propres qui ne dépendent pas de revendications identitaires individuelles ». Premièrement, il s’agit ici de revendications collectives, sauf erreur de ma part (sauf à considérer, ce qui semble être le cas, que les utilisateurs de l’écriture inclusive seraient de dangereux illuminés isolés), puisqu’il s’agit ici de la question de la féminisation de la langue, en lien d’ailleurs avec les questions posés par certains courants féministes en ce moment (et je dis bien « certains courants », puisqu’il n’aura, j’espère, pas échappé aux auteurs de la tribune qu’il existe plusieurs féminismes). Deuxièmement, je ne vois pas comment l’on peut écrire, dans le même texte, que la langue appartient à tout le monde, qu’elle dépend des contextes d’énonciation, et en même temps qu’elle dispose de fonctionnements propres qui ne dépendent pas de revendications – donc de faits sociaux. Il s’agit ici d’un problème de cohérence épistémologique. Les fonctionnements « propres » (sic) de la langue n’en sont pas : ils sont déterminés, situés dans des époques, des sociétés et des choix politiques, et il n’aura échappé à personne que les langues évoluent – soit qu’il y a eu quelques modifications légères entre le français du quatorzième siècle et celui que nous parlons et écrivons aujourd’hui. Il y a fort à parier pour que le français parlé dans cinq siècles soit encore bien différent de celui que nous faisons vivre aujourd’hui, autant qu’il fait vivre nos représentations. Laissons également Simone de Beauvoir tranquille, qui a donc pu être féministe expressément parce que la langue n’exerce pas de pouvoir sexiste, selon les auteurs de la tribune. Il y a eu, au passage, beaucoup d’autrices féminines qui se sont penchées sur la question du pouvoir sexiste de la langue – Simone de Beauvoir y compris, justement.

Il faudrait également, selon les auteurs de la tribune, nécessairement une logique étymologique pour modifier un mot – en d’autres termes, ceux qui ne sont ni latinistes, ni hellénistes, peuvent gentiment passer leur chemin et ouvrir un dictionnaire. Et pourtant, il en existe quelques-uns, des mots apparus sans logique étymologique spécifique (on pourrait commencer par les interjections) – sans même parler de la logique orthographique complexe du français, soulignée d’ailleurs par les auteurs, qui avaient auparavant écrit, je le répète, que la langue est à tout le monde – mais un petit peu moins quand même à ceux qui expérimentent avec l’écriture inclusive : il s’agirait de ne pas badiner avec l’ordre grammatical. Des normes, il en existe : mais cela tombe bien, les normes sont aussi là pour être créées, modifiées, supplantées, contestées. Elles évoluent avec les sociétés et les actions des locuteurs. Encore une fois, la philologie (et je bénis mes cours de philologie à l’université) nous le montre de manière relativement claire, surtout dans un contexte de linguistique comparée. Dénier le droit de création lexicale s’il n’y a pas de logique étymologique, c’est une logique qui s’apparente plus à du prescriptivisme académique qu’à un questionnement scientifique linguistique – prescriptivisme contre lequel nombre de signataires de ladite tribune s’érigent pourtant dans leurs vrais travaux scientifiques. Quant aux problèmes de découpages et d’accords soulignés par mes collègues, ils existent déjà en soi, et l’usage trouve un moyen de les contourner de façon créative – mais j’imagine qu’ils pestent peut-être parfois devant les trouvailles linguistiques des jeunes, qui comme chacun sait, ne savent plus écrire sans faire de fautes et parlent tous n’importe comment. Heureusement, nous, les vieux, on sait.

Ensuite, et cela a été déjà amplement repris et commenté sur certains réseaux, les auteurs de la tribune instrumentalisent, de manière assez incompréhensible, les personnes « dys » pour souligner les failles de l’écriture inclusive. Je ne sais pas combien des signataires de cette tribune ont fait des recherches sur la perception de l’écriture inclusive par les personnes « dys », réflexe scientifique élémentaire pour étayer une telle assertion (j’ai ma petite idée sur la question), mais j’ai la chance de suivre et connaître des collectifs « dys » qui sont pour certains, ô surprise, plutôt partisans de l’écriture inclusive. Je ne nie pas, bien évidemment, le fait que l’écriture inclusive puisse ostensiblement poser des difficultés d’apprentissage (et c’est peut-être là, pour moi, l’un des seuls bémols) – mais que je sache, la langue français n’a pas attendu l’écriture inclusive pour, précisément, avec la langue anglaise, concentrer le plus d’apprenants « dys » par rapport aux autres langues. Cela est dû surtout aux effets d’une correspondance grapho-phonétique souvent alambiquée (les recherches le montrent suffisamment) – les mots ne s’écrivent pas nécessairement comme ils se prononcent. Or, l’écriture inclusive n’introduit pas de nouvelles correspondance grapho-phonétique incongrue : elle introduit simplement une visibilité écrite du féminin.

Pour les auteurs de la tribune, l’écriture inclusive opacifierait l’écriture, « en réservant la maîtrise de cette écriture à une caste de spécialistes ». Là encore, problème : comment expliquer que quelques associations ou simples citoyens, qui n’ont pourtant rien de spécialistes ni de privilégiés sociaux (on y retrouve d’ailleurs une catégorie de populations précaires importantes), optent pour cette écriture tout simplement parce qu’ils se sentent mieux représentés ? Et quid justement de la place des représentations sociales, qui est ici totalement absente de la tribune, alors qu’il s’agit pourtant du sujet principal (sans parler des représentations des auteurs, par ailleurs, qui alimentent nécessairement leur écrit) ? Je peux affirmer ici sans trop me tromper que non, l’écriture inclusive n’est pas exclusivement le fait d’une frange radicalisée héritière d’une gauche caviar citadine et bobo, mais qu’on trouve au contraire nombre de citoyens aux statuts sociaux et professionnels très divers qui la pratiquent déjà, notamment sur les réseaux sociaux, qui constitueraient par ailleurs un terrain d’investigation scientifique particulièrement fécond pour la question qui nous occupe. Et ils utilisent cette écriture, tout simplement parce qu’ils se sentent représentés par cet exercice, et que cela convient à leur perception de la langue – de nombreux travaux en sociolinguistique le montrent abondamment, et je ne comprends pas que mes éminents collègues feignent de l’ignorer. Comme la langue est à tout le monde, je ne vois donc pas où est le mal. J’ajouterai que, malheureusement, ce pays produit déjà suffisamment d’exclusion sociale, et ce n’est certainement pas l’écriture inclusive qui va faire bondir le chômage, accroître le taux de décrochage à l’école ou casser le fameux ascenseur social.

Les auteurs de la tribune indiquent ensuite qu’il existe des pratiques chaotiques de l’écriture inclusive, qui ne permet pas l’établissement d’une norme (le mot est enfin lâché). Evidemment, puisqu’il s’agit d’expérimentations, d’essais, de propositions : le but n’est pas ici de taper à la porte de l’Académie française ou des éditions Larousse pour exiger la généralisation de l’écriture inclusive, mais de pouvoir trouver des solutions scripturales à des questionnements sociaux. Et pourquoi pas, d’ailleurs ! L’écriture inclusive n’est pas « à rebours de la logique grammaticale », comme ils l’écrivent (qu’est-ce qu’une logique grammaticale, d’ailleurs ?), mais se propose plutôt de la compléter. Les tenants de l’écriture inclusive n’ont jamais demandé de réduire la variété des temps verbaux, par exemple, mais il s’agit ici de savoir de quoi il est question, du point de vue strictement linguistique : il s’agit bel et bien de proposer une modification d’écriture. Et même si je connais, en tant que luxembourgeois, le rapport quasiment névrotique des français à leur orthographe et à leurs règles d’écriture, je ne peux me résoudre à penser que cela ne puisse évoluer.

Pour terminer sur l’analyse, je propose de prendre un peu de temps sur cette phrase : « en introduisant la spécification du sexe (ah là là, difficile d’écrire « genre »), on consacre une dissociation, ce qui est le contraire de l’inclusion ». Il s’agit là d’un problème de définition : l’écriture inclusive utilise le concept d’inclusion sociale, non pas pour rendre invisible, mais précisément pour rendre visibles des populations qui éprouvent ce besoin du point de vue de leurs représentations. Montrer que la société inclut, c’est donc rendre visible : à ce titre, spécifier n’est pas dissocier, mais préciser que cette spécification est bien là et fait partie de la société. Je refuse de croire que cette nuance ait échappé à la sagacité de mes collègues. Quant au fait d’affirmer que « l’écriture nouvelle aurait nécessairement un effet renforcé d’opposition des filles et des garçons, créant une exclusion réciproque », je pense que la situation des filles et des femmes en France est suffisamment problématique pour ne pas en faire porter le chapeau à l’écriture inclusive : ou alors cela voudrait bien dire que les pratiques linguistiques ont un poids extrêmement fort sur les représentations sociales, ce que les auteurs de la tribune ont pourtant nié en début de texte, en arguant du fait que l’écriture inclusive n’était pas nécessaire, puisqu’elle n’allait pas faire avancer la cause des femmes. A moins qu’il ne s’agisse d’un raccourci argumentatif et épistémologique, ce à quoi je ne peux me résoudre.

J’avoue avoir du mal à comprendre le sens de cette tribune – mais peut-être est-ce ma vision de la recherche qui est à accuser. J’ai cru comprendre, au cours de mes études, que le travail d’un linguiste était d’étudier les faits de langue, d’observer leurs évolutions dans la société, et de pouvoir comprendre la manière dont langue, discours et faits sociaux se mêlaient conjointement. Il me semblait avoir compris que le travail d’un chercheur en sciences du langage était de s’intéresser aux évolutions linguistiques, pas de les juger et de discerner ce qui est un « bon usage » de ce qui serait un « mauvais usage ». Peut-être ai-je eu de très mauvais enseignants, peut-être ai-je mal compris mes lectures fondamentales, peut-être suis-je un chercheur naïf à l’éthique chancelante – et peut-être suis-je également un mauvais enseignant en sciences du langage, puisque c’est ce que j’essaie de transmettre à mes étudiants.

Le genre de la tribune lui-même est somme toute piégeant : il ne peut que promettre la compression d’idées en des phrases réduites, que l’on espérera les plus percutantes possibles. On ne peut pas espérer de la profondeur scientifique dans un texte court, qui plus est signé par une multitude d’individus, qui auraient probablement tous des choses à redire et à corriger en relisant attentivement ladite tribune – je leur souhaite, en tout cas, et je me refuse d’ailleurs à penser qu’ils n’aient pas suffisamment relu les nuances de leur propre texte avant d’accepter d’y apposer leur signature. La tribune, tout au plus, constitue un exercice d’opinion : mais une opinion n ‘est pas une analyse scientifique, y compris lorsqu’elle est signée par des scientifiques – il s’agit là de deux exercices profondément différents. Mais précisément, dans ce cas, il aurait probablement été plus pertinent de porter la discussion sur le terrain rigoureusement scientifique (épistémologique, philosophique, méthodologique) plutôt que sur celui du jugement de valeurs, dans un exercice qui tient plus de la rhétorique que de la science, et qui dissimule mal la présence de jugements négatifs qui semblent proposer des justifications a posteriori. J’aurais peut-être préféré, finalement, un jugement esthétique du type « j’aime pas l’écriture inclusive, je trouve ça moche », ce qui est par ailleurs tout autant légitime et appréciable (moi aussi, il y a des faits de langue que je trouve moches ; pour autant, je ne vais pas faire en sorte d’empêcher qu’ils ne se produisent), plutôt qu’un ensemble d’arguments qui, pour certains, tiennent plus de la docte chaire du savoir que du questionnement dévolu à l’humble activité de recherche. C’est dommage.

Puisque les auteurs de la présente tribune signalent que l’écriture inclusive ne repose sur aucune base scientifique (quelle écriture dans le monde repose sur une base scientifique, déjà ?), sous-entendant par là que seuls les auteurs disposeraient de cette légitimité scientifique, je me permets d’inclure en bibliographie des références scientifiques (précisément) qui portent sur l’écriture inclusive – n’étant pourtant moi-même pas un militant pro-écriture inclusive, ce que je tiens aussi à repréciser, mais étant capable de reconnaître la qualité des travaux de mes collègues et leur intérêt pour les sciences du langage. Je me permets également, afin de nourrir la discussion scientifique et permettre des échanges de fond, d’appeler à la tenue d’une manifestation scientifique qui permettrait de nourrir, peut-être, des échanges bienveillants entre chercheuses et chercheurs de tous horizons, précisément sur ces questions. Je ne suis pas d’un naturel naïf, mais j’aime à croire que c’est précisément dans les moments de débat que la recherche permet de faire avancer les problématiques auxquelles elle se consacre, précisément en réunissant des consœurs et des confrères qui nourrissent de féconds désaccords. Il me semble que nous nous retrouvons ici, en effet, devant des débats épistémologiques, sociologiques, linguistiques et philosophiques qui méritent d’avoir lieu en dehors de l’exercice de simples tribunes, certes nécessaires, mais à compléter.

Quant à moi, en tant que linguiste systémicien et analyste de discours, je ne pense pas que l’écriture inclusive conduira notre société à notre perte, rendra une génération d’écoliers dépressifs ou demandera à ce qu’on brûle les dictionnaires et les manuels de grammaire. Je ne pense pas non plus que rendre visibles celles et ceux qui la demandent fera sécher et tomber les gonades des hommes, pas plus que je ne considère les tenants de l’écriture inclusive comme de dangereux extrémistes qui souhaitent détruire la civilisation à grand renfort de points médians. Ce que je crois, en revanche, c’est que cette polémique devrait peut-être permettre de rediscuter sereinement de concepts fondamentaux en sciences du langage – parce que ma discipline scientifique, je le crois, mérite mieux qu’une prise de position prescriptiviste qui n’en honore nullement les recherches. Effectivement, le langage est à tout le monde – et surtout à ceux qui l’écrivent et le parlent. Et je me permets ici de citer Wittgenstein, qui écrivait dans le célèbre Tractacus Logico-Philosophicus : « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ». Essayons donc de questionner ces limites et, modestement, de les faire bouger : elles en ont besoin, parce que les êtres qui parlent les langues en ont, eux aussi, profondément besoin. Promis, la langue française n’en déclinera pas pour autant.

Pour aller plus loin

  • Abbou, Julie, Arnold, Aron, Candea, Maria & Marignier, Noémie (2018). « Qui a peur de l’écriture inclusive ? Entre délire eschatologique et peur d’émasculation. Entretien », Semen, 44, http://journals.openedition.org/semen/10800.
  • Amossy, Ruth (2014). Apologie de la polémique. Paris : PUF.
  • Ball, Rodney (1999). « La réforme de l’orthographe en France et en Allemagne: attitudes et réactions », Current issues in language and society, 6 (3/4), 270-275.
  • Bard, Christine (2020). Féminismes : 150 ans d’idées reçues. Paris : Le Cavalier Bleu.
  • Celotti, Nadine (2018). « Femme, j’écris ton nom… ? Écriture inclusive, j’écris ton nom ? La visibilità linguistica delle donne nel mondo vario delle lingue francesi », Rivista internazionale di tecnica della traduzione, 20, 27-41.
  • Charaudeau, Patrick (2018). « L’écriture inclusive au défi de la neutralisation en français », Le débat, 199 (2), 13-31.
  • Dubois, Lise, LeBlanc, Mélanie & Beaudin, Maurice (2006). « La langue comme ressource productive et les rapports de pouvoir entre communautés linguistiques », Langage et société, 118 (4), 17-41.
  • Elmiger, Daniel (2017). « Binarité du genre grammatical – binarité des écritures ? », Mots. Les langages du politique, 113 (1), 37-52.
  • Fari, Pascale (2019). « Féminiser la langue ? », La cause du désir, 103 (3), 188-192.
  • Greco, Luca (2014) (dir). « Recherches linguistiques sur le genre : bilan et perspectives », Langage et société, 148 (2).
  • Gygax, Pascal, Gabriel, Ute & Zufferey, Sandrine (2019). « Le masculin et ses multiples sens : Un problème pour notre cerveau… et notre société », Savoirs en prisme, 10.
  • Houdebine, Anne-Marie (2003) (dir). « Hommes/femmes : langues, pratiques, idéologies », Langage et société, 106 (4).
  • Jaffré, Jean-Pierre (2010). « De la variation en orthographe », Ela. Etudes de linguistique appliquée, 159 (3), 309-323.
  • Kosnick, Kiki (2019). « The everyday poetics of gender-inclusive French: strategies for navigating the linguistic landscape », Modern & Contemporary France, 27 (2), 147-161.
  • Le Ru, Véronique, Meulleman, Machteld & Viennot, Eliane (2019) (dir.). « Les nouvelles formes d’écriture », Savoirs en prisme, 10.
  • Mastacan, Simina (2017). « Idéologies linguistiques actuelles. Le cas de l’écriture inclusive », Studii și cercetări științifice, 38, 91-100.
  • Michel, Lucy (2015). « Le ‘neutre’ d’une langue sans neutre », Implications philosophiques, http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/le-neutre-dune-langue-sans-neutre/.
  • Nadeau, Josée, Bourque, Jimmy & Pakzad, Sarah (2017). « La dyslexie en milieu minoritaire. Adaptation d’un test de dépistage des dyslexies pour une population francophone minoritaire : l’exemple de l’ODÉDYS », Education et francophonie, 45 (2), 107-131.
  • Nicolas, Loïc, Ravat, Jérôme & Wagener, Albin (2020) (dir.). La valeur du désaccord. Paris : Editions de la Sorbonne.
  • Peereman, Ronald & Content, Alain (1999). « LEXOP: A lexical database providing orthography- phonology statistics for French monosyllabic words », Behavior Research Methods, Instruments, and Computers, 31, 376-379.
  • Rabatel, Alain & Rosier, Laurence (2019) (dir.). « Les défis de l’écriture inclusive », Le discours et la langue, 11 (1).
  • Sarzi Amade, José (2018). « L’écriture et les signes inclusif·ve·s, avec ou sans ? Activité pédagogique de Français sur Objectifs Spécifiques », Caligrama: Revista de Estudos Românicos, 23 (2), 41-74.
  • Vadot, Maude, Roche, Françoise & Dahou, Chahrazed (2017) (dir). Genre et sciences du langage : enjeux et perspectives. Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée.
  • Wagener, Albin (2019). Discours et système : théorie systémique du discours et analyse des représentations. Bruxelles : Peter Lang.
  • Zaccour, Suzanne & Lessard, Michaël (2018). « Dialogue dissident : la désobéissance a-t-elle sa place sous une autorité linguistique inclusive ? », Cahiers de l’éducation permanente, 53, 35-43.
]]>
https://eunomia.media/2020/09/21/point-median-ou-point-godwin/feed/ 2
Orthographe : le point de vue d’une pro https://eunomia.media/2020/08/22/orthographe-point-de-vue-pro/ https://eunomia.media/2020/08/22/orthographe-point-de-vue-pro/#respond Sat, 22 Aug 2020 14:39:08 +0000 https://www.assoeunomia.fr/?p=5818 Qui n’a pas vu un débat politique ponctué de « apprenez d’abord à écrire le français, appeler prend deux p et un l » ?]]>

Nous reproduisons ici le texte paru en 2016 sur le blog « La Chaise Pliante » rédigé sous le pseudonyme Pomba Gira et ayant pour titre : « Orthographe : le point de vue d’une professionnelle – Plaidoyer anarchiste pour le respect du vivant »

Quelle idée. Après avoir parlé de révolution, je parle d’orthographe. Mais ne croyez pas que le thème est anodin. Notre usage de l’orthographe, notre attitude face à l’usage de l’orthographe, sont, je pense, révélateurs de nos statuts sociaux, de nos conceptions philosophiques et de nos idées politiques. L’orthographe revient régulièrement sur le tapis, notamment sur facebook où, à coup de perles du bac, de corrections doctorales et autres dîners de cons modernes, elle occasionne sourires narquois, honte populaire et revendications rebelles.

Qui n’a pas vu un débat politique ponctué de « apprenez d’abord à écrire le français, appeler prend deux p et un l » ? Avec souvent, en dessous, une correction du premier correcteur et cette surenchère du mépris : « c’est celui qui dit qui y est, c’est pas toi qui me méprises, c’est moi qui te méprise ! » … À défaut d’arguments, l’orthographe fait office d’outil de jugement ultime sur la valeur d’une personne, sur son intelligence, sur sa légitimité à débattre… voire même à siéger dans les rangs de la société française : ne pointe-t-on pas perpétuellement du doigt ces immigrés qui refuseraient de s’intégrer parce qu’ils ne parlent pas un français châtié ou ces soi-disant « jeunes dégénérés » d’aujourd’hui lobotomisés par leurs iPhone et Nabilla, avec leur « langage sms » ? « Et dire que ça va voter… », soupirait souvent en nous regardant ma prof de français de troisième.

Parce que j’ai bac+5 en Lettres, parce que j’ai toujours adoré la linguistique, et surtout parce que je pratique aujourd’hui le métier ultime de correctrice, j’ai un statut privilégié par rapport à tout ça : on me prend souvent à témoin de la « bêtise » de ceux qui écrivent ou parlent mal le français. Ou, au contraire, on bredouille des excuses quand on apprend mon métier parce qu’on est nul en orthographe et qu’on a peur que je sois personnellement offensée par un oubli de « s » au pluriel.

Mais ce que les gens savent peu c’est que non seulement je me foutais déjà complètement de l’orthographe à l’époque où je m’amusais à faire les dictées de Pivot au collège et je pratique aujourd’hui ce métier sans passion aucune, bien au contraire. Mais aussi, comme un astrophysicien qui se sent de plus en plus petit à mesure qu’il comprend l’immensité et la complexité de son sujet d’étude, je me fous de plus en plus de l’orthographe à mesure que j’avance dans l’étude de la langue française.

Voici donc quelques réflexions philosophiques sur le langage, en tant que « professionnelle de l’orthographe » :

Personne n’est vraiment bon en orthographe

C’est ce que j’ai appris en apprenant le métier de correcteur. Ce qui m’a rendue apte à faire ce métier n’est pas que je sois infaillible en orthographe : personne ne l’est ! Ce qui m’a rendue apte à faire ce métier c’est ma passion pour la lecture. Le fait d’avoir lu pendant des années un livre par jour m’a donné un atout : la capacité à douter de l’orthographe d’un mot de manière photographique… « tiens, yavait pas qu’un seul p à laper … ? »  Car être correcteur, c’est entrer dans l’ère du soupçon. On vérifie tout.

Absolument TOUT. Certains jours je suis dans un tel état de paranoïa que je vérifie s’il y a un t à « chat ». Et il y a des choses que je ne sais toujours pas, et que je vérifie tous les jours, depuis 5 ans. C’est plus fort que moi, je ne réussis pas à l’enregistrer. Et puis je n’ai jamais été excellente en orthographe. J’écris toujours pardi avec un s comme paradis, je n’arrive jamais à savoir quelle est la tâche qui a un accent circonflexe, je suis incapable de deviner où il y a un seul m et où il y en a deux, je suis en générale une vraie queue avec les lettres doublées, entre autres.

Mais en devenant correctrice, j’ai appris que personne n’était excellent en orthographe. Pourquoi ? Parce que la première chose qu’on fait quand vous avez corrigé un texte, c’est de le faire voir par un second correcteur, qui y trouve encore des fautes. Puis un troisième, un quatrième… tous trouvent encore et toujours des fautes que vous n’aviez pas vues, ni celui avant ni celui après vous. Jusqu’au lecteur, qui vous écrit pour vous faire part d’une ou deux fautes d’orthographe dans sa revue préférée : « inadmissible, ça se perd le respect de la langue française »… Ce qu’on apprend vraiment quand on devient correcteur ? À arrêter de péter plus haut que son cul et de se croire infaillible. Je ne saurais que trop conseiller l’exercice à nos profs d’orthographe en herbe sur facebook

Le français est une suite d’erreurs et de décisions arbitraires

Ceux qui ont étudié l’ancien français le savent. Exemple parlant s’il en est : un cheval, des chevaux. Mais pourquoiiiiiii ?

Et bien parce qu’en fait, à la base, on disait un cheval, des chevals. Sisi ! Sauf qu’en parlant vite, avec le s derrière (car à l’époque on prononçait toutes les lettres comme en anglais, ou plutôt on écrivait que ce qui se prononçait, puisqu’on commençait tout juste à écrire cette langue « vulgaire » autre que le latin) le l s’est moins dit, on a fait un l vocalisé un peu à la manière du Brasiouuu du carnaval de Rio.

Essayez de dire très vite « chevalsse », vous verrez, vous finirez par dire « chevaosse », voire « chevausse ». Alors donc on s’est mis à dire « chevaous » ou « chevaus ». Mais me direz-vous, d’où sort ce maudit x ? Et bien c’est là le plus drôle tenez-vous bien : les scribes de l’époque, pas loin du langage sms, se trouvaient des ptis tricks pour écrire plus vite. Dans le genre, « x » était une abréviation pour « us ». Donc on s’est mis à écrire « chevax ». Et ça ça claque, si c’était que moi on dirait tous « chevax » parce que ça a un côté klingon hyper eighties que j’adore.

Bref, ya un ou deux scribes qui se sont gourés. Genre au lieu d’écrire chevax, ils ont écrit chevaux. Et on y est. Une simple faute de frappe en langage sms, voilà l’histoire de « un cheval, des chevaux ». Après, ya des momies qui se prenaient pour les maîtres du monde et qui s’appelaient les académiciens qui ont décidé tous seuls comme des grands de comment qu’on devait écrire le français correc’.

Alors ils ont décidé plein de trucs comme qu’on dirait « soleil » comme le roi et pas « souleil » comme 90% de la population. Et puis que l’orthographe serait compliquée parce qu’on devait pas écrire comme ça se prononce mais comme les mots grecs ou latins d’où que ça vient. Et puis comme on était dans la première et belle logique nationaliste de Louis XIV et qu’il fallait créer une nation française, cette réforme des bases de la langue a gracieusement accompagné la répression systématique de tous les régionalismes culturels, linguistiques ou politiques.

Une langue vivante n’appartient à personne. Une langue vivante est insaisissable

Ce qui m’amène au plan politique : je disais que notre usage de l’orthographe, notre attitude face à l’usage de l’orthographe, sont, je pense, révélateurs de nos statuts sociaux, de nos conceptions philosophiques et de nos idées politiques. J’en veux pour preuves ces sempiternelles disputes sur le sujet entre mon père et moi. Comment à travers, notamment, l’idée insignifiante de réforme de l’orthographe peut se jouer en fait l’éternel affrontement d’un Républicain nationaliste qui a fait l’école militaire et d’une anarchiste allergique à l’autorité.

Pourtant, aucun de nous deux n’est particulièrement attaché à la belle orthographe classique et tordue de notre langue française. Au contraire : mon père pense qu’il faut à tout prix appliquer la réforme qui enlève tout un tas de ces subtilités inutiles, tout un tas d’accents circonflexes et de lettres inaudibles qui rendent le français impossible et élitiste. Quant à moi, la grandeur de notre langue nationale à la Bernard Pivot, en bonne anarchiste que je suis, je me torche le cul avec. Alors pourquoi n’est-on jamais d’accord ? Parce que mon père pense que « la loi c’est la loi », et que vu que les mêmes académiciens qui nous avaient dit qu’il fallait écrire des « chevaux » ont soudainement décidé, ou plutôt gracieusement concédé au petit peuple qui s’obstine à faire des fautes, qu’on allait simplifier la chose, alors tout le monde doit se soumettre et « appliquer la réforme ».

Or, ce que j’essaye de faire comprendre à mon père sans jamais y parvenir, c’est qu’une langue vivante ne se soumet pas à une réforme. Qu’une langue vivante est comme son nom l’indique « vivante » et se contrefout subséquemment des momies, académiques ou non. Qu’il aura beau tempêter contre les anglicismes et autres mots-nouveaux-inutiles-parce qu’il-existe-l’équivalent-en-français, les formules absurdes car redondantes ou injustes grammaticalement comme « au jour d’aujourd’hui », les tics de langage journalistiques… il n’y changera rien. Les jeunes, dieu soit loué, inventeront toujours des formules neuves qui, si elles semblent étranges ou alambiquées pour les vieilles oreilles, suivent une loi millénaire, une des rares lois qui régissent une langue vivante : la SIMPLICITÉ.

Imaginez deux routes pour aller d’un point A à un point B. L’une permet d’être à B en une heure mais elle est interdite. L’autre, autorisée, fait 2 jours de marche. Vous ne pourrez jamais empêcher les nouvelles générations d’emprunter la voie numéro 1, que vous le vouliez ou non. Vous pourrez décourager quelques individus, quelques générations en les punissant. Mais la génération suivante retentera, encore et encore, jusqu’à ce que vous ayez légalisé la voie la plus simple. Il en est de même du langage.

Le dictionnaire peut tenir bon sur ses acquis, il finit toujours par intégrer les anglicismes qu’il condamnait quelques années avant. Parce que sinon, il devient un dictionnaire d’une langue étrangère, d’une langue morte. C’est là le fondement de ma dispute avec mon père : mon père pense que le peuple doit s’adapter à la réforme, à la loi académique. Je pense que la loi académique doit s’adapter au peuple. Je pense que la langue est un bien populaire, un de nos biens les plus précieux, un vrai trésor qu’on ne peut mettre en coffre. Que la langue est sauvage, indomptable, et jamais laide, jamais pauvre. Et c’est un avis très politique. Mon père pense que le peuple doit se conformer à la loi, servir la loi. Je pense que la loi doit se conformer au peuple, servir le peuple. Et que la désobéissance est synonyme de créativité, de vie et de démocratie.

Tout à l’heure je regardais un article sur les tics journalistiques. Il commençait en ces termes : « Oui à la liberté d’expression… mais avec une réserve : pour s’exprimer, encore faut-il savoir le faire. La multiplication des médias (télévisions, radios, Internet, presse gratuite) permet à tout le monde d’avoir un avis sur tout. » Pourquoi permettre à tout le monde d’avoir un avis sur tout serait mal ? Depuis quand et surtout de qui « tout le monde » devrait-il attendre une permission pour avoir un avis « sur tout » ? Cette citation est assez parlante : permettre à tout le monde d’avoir un avis sur tout, c’est abandonner l’aristocratie des savants, la domination de ceux qui ont, entre autres, une bonne connaissance de la langue française… là où mon père était simplement un républicain orthodoxe, l’auteur de cet article est carrément un oligarque du savoir…

Alors voilà où la « professionnelle de l’orthographe » en est : continuons à parler et à écrire sans complexes, sans honte, en transgressant les règles, que ce soit volontaire ou non. Personne n’est plus apte qu’un autre à vous dire comment parler ou écrire votre langue. Votre faute d’aujourd’hui sera peut-être la règle de demain. Je ne dis pas qu’il faut absolument faire des fautes ou parler chacun une langue incompréhensible pour d’autres. Mais une faute d’orthographe récurrente est toujours significative d’une évolution nécessaire de la langue. Une expression nouvelle quelle qu’elle soit est toujours un enrichissement linguistique, même si c’est de l’anglais, de l’arabe ou du manouche. Réjouissons-nous de ce marasme d’orthographes et de langages qui constituent notre jolie langue métissée. Et n’ayons plus peur des tenants du savoir : la langue française est à nous autant qu’à eux !

Plus je lis des réflexions sur l’orthographe sur facebook, plus j’en entends au quotidien, et plus je me dis : dingue ce que le gens sont capables d’envoyer comme flux de mépris (c’en est presque odorant) quand il s’agit de respect de l’orthographe.  

Le respect de l’orthographe. Me fait marrer ce terme. Et si on commençait à respecter les personnes plutôt que l’orthographe ?

]]>
https://eunomia.media/2020/08/22/orthographe-point-de-vue-pro/feed/ 0
« Political compass » : des outils pas si précis https://eunomia.media/2020/08/22/political-compass/ https://eunomia.media/2020/08/22/political-compass/#respond Fri, 21 Aug 2020 23:00:33 +0000 https://www.assoeunomia.fr/?p=5791 Le "political compass", avec ses quatre cases rouge, bleue, jaune et verte, est à l'origine un outil de propagande assumé, conçu par un lobbyiste.]]>

Ce texte est tiré intégralement du thread de Pandov Strochnis ayant pour intitulé :

« Les tests d’opinions politiques à la « political compass » ne sont pas des outils très sérieux et rendent les gens politiquement naïfs. »

Political Compass : Qu’est-ce que c’est ?

Commençons par le commencement : le « political compass », c’est quoi ? Ca part d’un bon sentiment : l’idée que les alignements politiques sont plus complexes qu’un simple spectre « gauche/droite » et qu’il faut les comprendre en tant que tels.

La formule la plus connue, au point de devenir une blague, consiste à poser les alignements politiques en fonction non pas d’un axe gauche/droite mais de deux axes :

° liberté économique (axe droite/gauche)
° liberté sociale (axe autorité/liberté).

Political Compass sous sa forme la plus répandue

De façon intéressante le « political compass » n’a pas vraiment d’origines théoriques ni personnelles établies : ne ne sait pas clairement qui l’a conçu, et sur quelles bases. Il « ressemble » au quadrant de Nolan, du libertarien David Nolan, qui l’a conçu à fins de propagande.

Quadrant de Nolan

Et même si les auteurs citent sur leur site « le travail de Wilhem Reich, Hans Eysenck et Theodor Adorno » comme inspirations, à aucun moment leur travail n’est clairement explicité, alors que l’écho de cet outil de propagande est assez clair.

Le but du quadrant de Nolan est en effet de montrer que la position libertarienne est celle qui optimise la liberté au niveau personnel comme économique et que donc c’est la meilleure opinion politique possible.

Je me contenterai de noter qu’il est étrange que « la meilleure opinion politique possible » ait conduit à la montée au pouvoir au sein de ses propres institutions d’un antisémite haineux comme Ron Paul. Les gens qui me suivent ici savent ce que je pense des libertariens.

Le cas du modèle « political compass » tel qu’on le connaît le mieux, avec ses quatre cases rouge, bleue, jaune et verte, ce qui est la forme la plus probable d’inspiration de ce modèle est un outil de propagande assumé, conçu par un lobbyiste.

Et comme un autre outil souvent utilisé comme s’il était neutre, la Fenêtre d’Overton, cet outil de propagande a des effets propres. Elle fait passer des prises de positions pour des faits objectifs.

D’une façon générale l’idée que la droite capitaliste serait favorable à la liberté économique et pas du côté de l’autoritarisme, surtout dans le cas de la droite libertarienne, est ridicule si vous posez la question par exemple à un syndicaliste.

Un autre effet de ce modèle est qu’il fait comme si ses quatre quadrants correspondaient à des groupes grosso modo similaires. Dans un modèle prenant en compte leur existence réelle, le carré jaune serait quasi inexistant : des libertariens, il y en a douze.

Avant que vous ne me répondiez que le but du quadrant n’est pas de présenter la représentativité des quatre carrés : je sais bien, mais je sais aussi que le mouvement libertarien, notamment américain, a toujours pratiqué l’astroturfing (le fait de faire passer grâce à des campagnes de communication des groupes marginaux pour des mouvements sociaux) et comme c’était le but du quadrant de Nolan, je pense que c’est une remarque intéressante à faire.

Mais rien de tout ça n’est la critique de fond que je veux faire à ce modèle. Ce sont plus des critiques au quadrant de Nolan qu’au political compass d’ailleurs. Revenons donc à nos moutons.

Political Compass : un test psy

Le modèle du « political compass », avant d’être un meme, est surtout un test politique fonctionnant comme un test psychologique.

Vous pouvez aller sur le site, et à condition de répondre à quelques unes de leurs questions vous allez avoir la révélation de votre réel alignement politique. Je l’ai fait, par curiosité. Je sais qui je suis ! Youpi, tralala (non).

En ce sens le « political compass » est le principal, mais pas le seul, test politique psychologique. Tous ont leur esthétique, mais renvoient au même système. En voici un connu, conçu par un collectif se présentant comme proche de la gauche radicale. Le résultat est aléatoire.

Ce dernier est librement inspiré d’un autre test bien connu, 8 Values, qui fonctionne sur le même principe et donne les mêmes types de résultats.

Un usage de ce type de dispositifs est d’en prendre régulièrement pour illustrer son évolution et son voyage politique individuel. Ici un exemple pêché sur Reddit :

Evidemment un usage bien plus amusant et intéressant de ce type de tests est juste d’en faire des memes. Mais je ne m’arrêterai pas sur cet usage.

Le Political Compass des antagonistes de la série animé « La Légende de Korra »

Maintenant que c’est dit. En quoi les tests d’opinions politiques à la « political compass » ne sont pas des outils très sérieux et rendent les gens politiquement naïfs ?

Political Compass : à côté de la plaque

Je pense qu’il y a deux problèmes avec ces dispositifs : d’abord leur caractère individuel, ensuite la façon dont ils pensent que les questions politiques existent. Je pense que ces deux problèmes sont en réalité le même problème mais commençons par les décrire rapidement.

1. Leur caractère individuel : quelle que soit leur construction, ces outils conduisent à penser que l’idéologie est une forme d’identité. C’est un effet du test psychologique : « Découvrez quel type de [petit copain / superhéros / crème dessert] vous êtes ! ». Pour être tout à fait honnête je devrais dire « test psychologique tel que diffusé par les grands médias » les psychologues cliniciens ne font pas ce type de tests.

A ce niveau-là le test politique marche très bien dans un contexte où l’offre politique est comprise comme l’offre marchande, où le but est de trouver le produit qui correspond le plus à votre goût personnel à vous, électeur et consommateur.

(A propos cette métaphore du monde politique comme un marché où les individus échangent des votes contre des promesses vient aussi des néolibéraux et plus spécifiquement de gens comme Thomas Buchanan ainsi que de la Société du Mont Pélerin mais passons)

Le problème c’est que c’est faux. On sait que les gens ne mobilisent pas leurs idées politiques comme ça. De fait ils se mobilisent essentiellement sur des problèmes publics donnés dans des contextes données et le reste de ce qu’ils pensent n’a pas d’importance.

Pour être plus clair : tout le monde s’en fout que vous pensiez en votre for intérieur que le capitalisme doit être régulé si vous votez en 2007 pour Nicolas Sarkozy parce qu’il a promis plus de flics, à commencer par Nicolas Sarkozy lui-même dans la politique qu’il mènera.

« Hmmm je socialiserais bien les moyens de productions moi »

Pour partie, les comportements politiques sont moins explicables par « Qu’est-ce que vous croyez ? » que par « Qu’est-ce que vous croyez suffisamment peu important parmi ce que vous croyez pour le mettre en arrière-plan quand il s’agira de vous mobiliser concrètement ? ».

Au pied du mur, vous ne pouvez pas acheter 1kg de « Patrie-Famille-Egalité » ou de « Economic Left/Right: -9.63 Social Libertarian/Authoritarian: -8.46 » à ramener chez vous. Et avec un test individualisé à ce point, vous êtes mal parti pour créer du collectif.

Évidemment le fait de savoir que vous êtes dans « telle case générale » peut aider, mais au final l’effet principal est de vous permettre de voir votre affiliation politique comme une identité avant tout, plutôt que comme une idéologie s’inscrivant dans des courants collectifs et visant à une transformation du monde dans un sens particulier. C’est bien plus intéressant de travailler sur son appartenance à une « image de marque », éventuellement en achetant les bons goodies, que de s’organiser collectivement.

Si ce dernier point vous intéresse je vous encourage à lire les écrits de Mark Fisher qui en a parlé d’une manière à mon avis très intéressante.

2. La façon dont ils comprennent les questions politiques. Si le monde de l’opinion publique était un marché où se heurtent des identités différentes, la façon dont les tests posent leurs questions ne serait pas trop mal faite. Le problème, c’est que ce n’est pas le cas.

La lutte politique se concentre presque autant sur l’imposition des questions qui valent le coup d’être posées (ce qu’on appelle la mise sur agenda) que sur les réponses à ces questions. Un exemple banal c’est la façon dont l’élection de 2002 a tourné autour de la sécurité.

Ce n’est pas que la gauche n’avait pas de réponse à cette question, ce n’est pas que cette question est intrinsèquement de droite et d’extrême-droite, c’est qu’à l’époque, les gens qui disaient « Si si, c’est ça qui est important » étaient à droite et à l’extrême-droite.

Le fait qu’on demande à Jean-Luc Mélenchon de parler de sécurité et d’immigration, et pas à Emmanuel Macron de parler des 32h et de socialisation de l’économie est déjà un signe du rapport de force entre ces deux acteurs et les forces politiques qu’ils incarnent.

« wesh »

Et si l’industrie sondagière a tendance à faire croire que c’est par « la demande » que l’agenda est fixé, et que les hommes politiques ne font que « capter l’air du temps », cette phrase est plutôt inexacte : largement, l’agenda politique est produit par l’offre, pas la demande.

Ça veut dire que les questions que vous posent les tests politiques, comme tout sondage, n’existent pas en tant que telles, elles existent dans un certain contexte. Elles sont légitimes parce qu’elles sont imposées par certaines forces sociales.

C’est la critique des sondages de Pierre Bourdieu la plus connue : les sondages consistent largement à poser à des gens qui ne se les posent pas des questions auxquelles ils n’ont jamais réfléchi et à faire comme si leurs réponses étaient issues d’une réflexion approfondie.

Un exemple tout con : le sondage du « political compass » m’a demandé si je pensais que mes enfants devaient apprendre la religion à l’école, une question que je ne me suis honnêtement pas posée dans ma vie. Il ne m’a en revanche pas demandé si la propriété privée des moyens de production devait exister, une question tout à fait centrale dans mes opinions politiques concrètes. Et je peux comprendre pourquoi.

Politcal Compass : Conclusion

Vous l’aurez remarqué, mes deux critiques sont la même critique, qui peut se résumer ainsi : dans le monde réel, les opinions des gens existent moins à travers ce qu’ils pensent, que ce qu’ils font.

Non pas que se renseigner sur une idéologie, méditer, se poser des questions, etc. n’ait pas d’impact, au contraire ! Mais pour que cet impact existe, il faut regarder ce que l’on fait.

Ça m’importe assez peu de savoir que Manuel Valls en son for intérieur croit que la lutte des classes est une question centrale, quand au jour le jour son travail consiste à s’allier à l’extrême-droite et au patronat pour envoyer plus de police sur les pauvres.

Et tout cela, je pense, rend les gens naïfs. Ca incite à croire que ce qui urge, politiquement, est d’atteindre une sorte de clarté théorique qui, du fait même de la façon dont le monde politique existe, n’existera jamais.

Il est à mon avis bien plus intéressant de demander aux gens quels sont leurs problèmes, que quels sont leurs opinions. Déjà parce qu’un problème ça se partage et ça se discute, ça incite au diagnostic et à l’organisation, et ensuite, parce que c’est beaucoup plus concret.

Je pense qu’il est plus intéressant de penser aux affiliations politiques en termes de ce que les gens font, plutôt que ce qu’ils pensent. La fin.

]]>
https://eunomia.media/2020/08/22/political-compass/feed/ 0
Contrapoints, conquête de YouTube et communication politique https://eunomia.media/2020/06/05/contrapoints/ https://eunomia.media/2020/06/05/contrapoints/#respond Fri, 05 Jun 2020 10:06:16 +0000 https://www.assoeunomia.fr/?p=5223 N'y aurait-il que l'extrême-droite pour déjouer insidieusement les règles du débat et persuader de leurs idées un public grandissant ?]]>

Ça n’a pas l’air de s’arranger : vous avez vu vos (ex-)ami·es centristes commencer à réutiliser des termes comme « grand remplacement », « féminazi »… qui n’étaient, vous le jureriez, qu’utilisés par votre petit cousin fan du Raptor Dissident à peine quelques mois plus tôt (oui, celui là-même qui s’est acheté le bouquin d’Alain Soral et fait partie des gens qui répèteront que « l’Empire » juif est derrière toutes les guerres).

N’y aurait-il que l’extrême-droite pour déjouer insidieusement les règles du débat et persuader de leurs idées un public grandissant ?

Dans ce texte nous allons parler de la youtubeuse Contrapoints pour ce qu’elle apporte à la réflexion sur les méthodes de diffusion d’idées politiques. Elle tente via sa chaîne YouTube Contrapoints de mettre des mots sur cette situation de désemparement dans laquelle se trouve la gauche actuelle : cette sensation de perdre les batailles des idées sur différents thèmes de société (échouant par là leur conquête de l’hégémonie culturelle là où d’autres réussissent) les unes après les autres.

La méthode Contrapoints

Natalie Wynn (Contrapoints) est une youtubeuse, trans (assez important car c’est un des thèmes majeurs abordés dans ses vidéos), qui a décidé de mettre en récit avec humour et des vidéos extrêmement soignées une sorte de propagande politique de gauche. Pour cela, elle vise personnes un peu paumées sur YouTube (mais pas nécessairement), intellos et moins intellos, fans déjà convaincus et adversaires hostiles.

L’alt-right est un mouvement d’extrême-droite très présent sur Internet connu pour avoir développé sa propre culture du troll et ses propres stratégies d’influence, que l’on peut connecter avec ce que l’on appelle en français la fachosphère. Mettant à profit sa connaissance de ce mouvement, elle aborde questions trans, capitalisme, sexualité, mouvance alt-right, psychologie des incels, écologie, questions philosophico-politiques sur la signification des désirs de beauté, ou encore réflexions sur le sens du sentiment de cringe (« gênance »). Sa stratégie à elle : séduire son public via l’humour, l’autodérision, des décors étudiés souvent éclairés de LED roses et bleues, une très haute maîtrise des maquillages, de solides connaissances de pop culture, de culture internet et de la psyché des communautés d’Internet, de nombreux personnages fouillés et une écriture assez fine.

Sa série de vidéos à l’aspect si léché a maintenant 2 ans (bien que son activité de youtubeuse soit plus vieille), et lui a valu l’encensement de très nombreux journaux et magazines américains (The New Yorker, The Atlantic, Current Affairs, The Verge…) (et, pour l’instant, une absence quasi-totale dans la presse imprimée française, une interview dans le magazine gratuit Stylist étant l’exception).

Ses scénarios pédagogiques sont écrits avec ironie, cynisme et pragmatisme de Génération Y. Ses discours rédigés ont probablement été les seuls aptes à faire changer d’avis des ados (souvent des garçons) pourtant déjà bien endoctrinés par les réactionnaires d’internet, en général enfoncés dans la spirale de vidéos alt-right sur Youtube.

Ces repentis avouent dans les commentaires et dans des threads Reddit avoir été séduits par l’ironie et la hauteur des propos (et souvent un désir encore en gestation de quitter des milieux parmi les plus toxiques d’Internet). Le New York Times a par exemple consacré un article-infographie pour étudier l’historique YouTube sur 3 ans d’un jeune homme, appelé Caleb Cain, afin de déterminer l’impact des suggestions de vidéos d’extrême-droite dans l’algorithme de YouTube. Ce jeune homme déclare avoir été d’abord « brainwashé » par le « dark web intellectuel » (comme se surnomme une partie des mouvements alt-right sur Internet) pendant plusieurs années. Avant justement de découvrir des vidéos étiquetées bread tube (un ensemble de jeune chaînes anglophones de gauche, en référence à La conquête du pain de Kropotkine), et d’y consacrer finalement une part non négligeable de visionnage. Le Reddit officiel de la communauté /r/Contrapoints est aussi rempli (jusqu’à l’agaçement de ses membres !) de témoignages de ces rescapés de l’alt-right tombés sur Contrapoints.

Amener son point de vue dans le « libre marché des idées » lors d’un brunch avec des centristes

Au détour d’une vidéo mettant en scène un différend avec Tabby la catgirl antifa, Justine, le personnage aux positions qui semblent proches de celles de Natalie Wynn, explique vouloir relever le pari de la propagande et parler à ces modéré·es centristes (comparables à certains courants « zététiques » en France) adeptes généralement d’un certain libéralisme économique, si avides de débats, et si aveugles aux rapports de force, ainsi qu’à l’existence même d’idéologie(s) dominante(s). Aller à la discussion dans ces milieux n’est pas une initiative vue d’un très bon œil par Tabby, la militante puriste caricaturée.

Pour ça, Justine est prête à aller vendre des idées sexy là où les plateformes se trouvent, aussi centristes, apolitiques ou libérales soient-elles. En faisant fi des accusions de Tabby sur sa soi-disant pactisation avec le camp ennemi quand elle se rend à des brunch de bourgeois·es afin d’apporter sa contribution au fameux « libre marché des idées » libéral. Car, pense-t-elle, participer à cela, c’est livrer bataille et croire en sa capacité de convaincre un public. Convaincre, mais peut-être aussi influencer, voire manipuler, tant justement la confiance de Contrapoints en l’efficacité de son message vient de la conscience que le débat d’idées, justement, ne se déroule pas sur le terrain idéalisé des arguments et contre-arguments rationnels, mais peut-être plus sur celui des affects que l’on provoque et manipule, via des jeux sur les codes visuels et humoristiques. « Appelle pas ça de la propagande, y a des centristes qui nous entendent ! », s’exclame Justine à l’intention de Tabby : la gauche ne s’autoriserait pas à faire de « propagande », sans chercher de possibles sens plus nobles derrière l’expression « communication politique ».

L’humour comme arme pour désamorcer l’image de sectarisme et de pureté de la gauche et être incisive

Le public de Contrapoints est intello. En tout cas, son discours évoque avec force le pari qu’elle fait sur l’intelligence de son auditoire. Pourtant, l’humour et toute la mise en scène sont sans cesse là pour rappeler un des propos principaux : la raison et l’intelligence ne suffisent pas hélas, et il faut dans la plupart des cas avoir les apparences esthétiques de son côté. Avoir la classe, montrer du contenu plaisant visuellement à l’écran et être consciente que des gens lui accorderont de l’attention d’abord pour sa beauté et le soin du décor, puis grâce à son humour décalé, et enfin, enfin seulement, grâce à son raisonnement robuste. Il s’agit de récupérer du public, confus sur quoi penser, ou déjà presque conquis, et évidemment d’occuper le terrain.

Sa plus grande technique est d’exposer ses différentes opinions contradictoires sur des sujets touchy en les faisant interagir via différents personnages.

T’as pas le look, coco : le problème de relations publiques du communisme

Parmi les personnages récurrents, on trouve Tabby et Justine, soit une antifa déguisée en chat et Justine, l’esthète méprisante et lubrique, qui juge tout au prisme du style que les gens dégagent et de son goût pour les choses jolies et brillantes. Cette Justine qui aimerait pimper le Manifeste communiste avec une couverture vaporwave (rose et bleu néon, avec des images de dauphin, de feuilles de palmiers, de logo de Windows 98 et de bustes de marbre), pimper (ou en fait carrément oublier) la faucille et du marteau (comme l’ont d’ailleurs fait les néo-nazis en popularisant d’autres symboles, plus subtils que la croix gammée ou le sigle SS, censés permettre à ses sympathisant·es de se reconnaître tout en avançant masqué·es).

Car Contrapoints affronte frontalement le problème « d’image » qu’a le militantisme. Ce dont personne n’ose parler au risque de se faire traiter de militant·e impur·e, pour avoir sympathisé avec la cause du grand Capital : le marketing.

Elle résume en phrases provoc’ l’image dans les médias que suscite souvent la « gauche de la gauche », qu’elle intitule le « problème de relations publiques (PR) » de la gauche radicale :

  • « détruire des vitres pour des raisons que les gens ne peuvent pas comprendre ou qui n’arrivent pas à susciter de sympathie »
  • « dire que l’on essaye quelque chose [avec des mots] que [la majorité] associe à la dictature et à la famine »

En effet, quand il est connu que chez beaucoup de normies (que l’on pourrait rapidement définir comme gens a priori non initiés aux codes d’une sous-culture), les mots « anarchisme » et « communisme » évoquent respectivement des gens qui brûlent des trucs avec allégresse dans un certain chaos urbain, et le spectre des goulags et du rationnement, nous utilisons encore des symboles tabous des médias grand public comme la faucille et le marteau car nous considérons les reproches faits à la gauche radicale comme illégitimes. Par exemple : il va être irrecevable dans de nombreux cercles militants de critiquer l’usage de la faucille et du marteau, car tout le monde serait censé réussir à séparer ce symbole de la répression en URSS ou en Chine. Sous prétexte que quiconque utilise ce symbole se réfèrerait « évidemment » au « bon » communisme, le communisme libertaire, et non aux dictatures qui se sont revendiquées communistes.

Nous sommes en permanence sous l’influence inconsciente de symboles sur nos imaginaires, mais peut-être que le raisonnement derrière cette gêne militante sur le sujet est que ce serait une mauvaise chose, quelque chose d’impur par rapport au raisonnement rationnel cartésien, et qu’avouer cette influence serait perçu comme un signe de faiblesse.

« OK, mais d’un point de vue purement com’, est-ce que tu pourrais juste ne paaaaas… faire ça ? »

Le manuel de stratégie de la fachosphère

Quelque chose que la gauche ne semble pas vouloir utiliser, par sentiment de légitimité et de supériorité morale, est le cynisme que le mouvement alt-right utilise si bien.

En fait, dans la vidéo Décrypter l’Alt-Right: Comment Reconnaître un F@sciste, Contrapoints explique à quel point le polissage tactique de la communication alt-right a été efficace. Un de ses amis appartenant au Youtube de gauche américain, Ian Danskin d’Innuendo Studios, s’est d’ailleurs fendu d’une excellente série d’explications sur les technique de communication et de débat des alt-righters, intitulée « The Alt-Right Playbook » (que l’on peut traduire à peu près par « le manuel de la fachosphère »).

Les alt-rights sont justement caractérisés par ce cynisme tactique et ces principes énoncés par Natalie Wynn, avec sa casquette de théoricienne :

  • nier son appartenance à une théorie controversée
  • utiliser des symboles « secrets » : être reconnu·e par ses pairs sans être détecté·e par les « normies », la cible à convaincre
  • « ironie », « blagues », « satire » et « mèmes » : permettre, en plus d’apporter de la popularité, de déconsidérer toute parole ou action de son camp comme étant « de l’humour » (cf. la définition du connard de Schrödinger : « quiconque faisant des déclarations de connard, en particulier sexistes, racistes ou réac’, et qui décide ensuite si c’était « juste pour plaisanter » ou très sérieux, selon l’approbation des autres membres du groupe. »)
  • et enfin, l’usage d’euphémisme et la reformulation de tout concept controversé (par exemple : « réalisme de race » pour suprémacisme)
Échelons de la fenêtre d’Overton

Conceptuellement, la technique la plus importante de cette liste est peut-être la dernière : travailler sur une formulation acceptable d’idées radicales. Ces techniques fonctionnent parce que les centristes réutilisent sans s’en rendre compte les « bons » arguments et que le processus de vulgarisation d’idées précédemment exclues commence, élargissant ainsi la fenêtre d’Overton (un concept qui indique les opinions « acceptables », recevables par une population donnée).

« Les Social Justice Warriors dans les médias ont l’air de gens sympa en train de vivre un épisode gênant »

De fait, beaucoup de vidéos sur Internet (parfois appelées compilations « cringe« ) consistent à repasser en boucle des extraits de personnes qui perdent le contrôle de leurs émotions ou se ridiculisent sans s’en rendre compte. Mais à gauche, où on voit ces émotions comme politiques en soi, il est malvenu de se livrer à du tone-policing (vouloir lisser l’expression de personnes légitimement en colère). C’est sans doute une attitude juste moralement, mais cela fait perdre à la gauche la bataille de l’image et des émotions, qui se livre selon des règles injustes.

Contrapoints propose de résoudre cela en échaffaudant l’idée d’une colère classe, qui serait celle, par exemple, de Miles Davis, cool, radical, en colère, dont l’opinion politique est minoritaire, et qui, pourtant, renvoie une image d’« ice cold motherfucker », dévastatrice.

Contrapoints souligne qu’en fait, c’est censé être plutôt cool en général de ne pas être mainstream, d’être minoritaire. Et il y a de quoi être sidéré·e quand on voit des gens qui se revendiquent « libertariens » (courant très à droite né aux Etats-Unis revendiquant un laissez-faire total et un égoïsme extrême), souvent des mecs réacs un peu paumés et englués dans leur misogynie, réussir à capturer le label de « rebelles », presque devenus punk. Ce succès de la droite démontrerait cruellement en négatif l’impuissance de la gauche à sculpter son image.

Rhinocéros

Saul Saulzman, un intellectuel juif, et Freya, une personne littéralement déguisée en nazie « débattent » sur le plateau télé de Jackie Jackson, la présentatrice centriste du Freedom Report (parodie de ces émissions américaines plutôt de centre-droite qui fétichisent la liberté d’expression). Peu à peu, Saul Saulzman voit cette présentatrice se transformer, comme dans cette pièce d’Ionesco, en rhinocéros. Soit, spoiler alert de la pièce : une métaphore de la montée inexorable du nazisme en Allemagne dans les années 30.

Pour compléter ma petite histoire du début sur votre supposé entourage se dotant progressivement d’un vocabulaire et de notions nées à l’extrême-droite et sur Internet, imaginons cette fois la tante de la famille, pas vraiment connue pour son féminisme et adepte, à votre grand dam, du body-shaming le plus basique : figurez-vous qu’au dîner de Noël si redouté, elle a parlé à toute la tablée de « charge mentale » avec véhémence. Une amie lui aurait résumé cette BD d’Emma lue sur Facebook, et après avoir redit une énième fois à son mari que, oui, bien sûr qu’il fallait essorer l’éponge après les (rares) fois où il faisait la vaisselle, elle avait trouvé l’expression tellement adéquate et la ressortait fréquemment, maintenant. Cela vous a tellement surpris·e que ça a réchauffé votre petit cœur d’activiste pendant quelques jours.

Voilà comment des changements dans l’idéologie dominante sont censés arriver. Gramsci a écrit ses intuitions de stratégie politique sur « l’hégémonie culturelle », qui sont très à la mode ces dernières années. La droite ne cessent de s’en inspirer avec succès, récemment par exemple quand des cathos-intellos proches de l’ENS (et d’Eugénie Bastié, la polémiste), créent un magazine dit d' »écologie intégrale » (Limite) pour surfer sur la mode de l’écologie et instiguer des idées cathos de droite comme le bien connu « un papa, une maman », ou « l’aberration de la PMA », en l’englobant dans un concept d’écologie intégrale créé sur mesure, et qui tente d’essaimer à gauche. Par exemple, en récupérant comme réceptacle le public de Pierre Rabhi, pour qui la PMA se rapprocherait un peu trop d’un tripatouillage de la sacro-sainte nature. L’essentiel étant qu’en faisant des ponts, des traductions entre différents codes culturels et différents milieux politiques, on permet parfois l’expansion d’une cause vers de nouvelles personnes.

Traduire un point de vue pour d’autres publics

Dans son livre Translating Anarchy, Mark Bray observe ce qu’il s’est passé à Occupy Wall Street en 2015 : plein d’anarchistes redoublant d’efforts pour faire passer leurs concepts et méthodes un par un (démocratie directe, justice économique…), en travaillant surtout-surtout à ne pas prononcer le mot anarchisme pour n’effrayer personne. D’où le concept de traduction, lié à la sociologie de la traduction de Bruno Latour : pour simplifier, nous vivrions dans de multiples sphères sociales aux langages et systèmes moraux propres. Et dans cette conception, faire de la politique, ce serait surtout travailler à faire reconnaître une traduction d’un concept d’une sphère à une autre.

On pourrait illustrer cette idée via le concept américain de recadrage moral (moral reframing) : pour qu’une personne conservatrice accepte de soutenir l’immigration ou les mesures contre le changement climatique, il faudrait faire, dans le cas de l’immigration, le parallèle avec les premiers colons venus aux États-Unis et parler du fait qu’on empêche ces personnes de devenir de grandes patriotes des États-Unis. Plutôt que de parler de la façon dont les entreprises détruisent l’environnement, il faudrait parler d’une obligation que les humains auraient à garder la nature intacte (en sous-texte, à ne pas détruire l’œuvre de Dieu ou se croire meilleur qu’elle). Plus discutable, pour faire soutenir l’idée d’un système de santé universelle, il faudrait parler de productivité au travail plutôt que de droits humains.

En guise d’exemple, on pourrait imaginer qu’une brochure qui s’adresserait à des parents cathos réac’ dont les enfants ne seraient pas cis-hétéro, et qui chercherait à aborder orientation sexuelle et identité de genre, devrait mettre un soin particulier dans le choix des mots, et faire attention à la connotation que renverrait cette brochure.

Dans un cirque plutôt qu’une arène politique

C’est le constat principal de Contrapoints et de ses collègues de YouTube, principalement Innuendo Studios et Philosophy Tube : le jeu du débat en ligne est truqué. Contrapoints a d’ailleurs cette phrase explicite pour tous les apprentis « esprits rationnels » en mal de débat correctement structuré, par rapport aux plateformes d’Internet : vous pensez être dans un forum, quand vous êtes en réalité dans un cirque. En ligne, la raison n’importe que bien trop peu, et il faudrait (en bon·ne spinoziste) faire le deuil de la force intrinsèque des idées vraies. Un des exemples donnés par Contrapoints : Trump exécutant un signe « OK » de la main, connu pour signifier « White power », à la seconde où il mentionne Alexandria Ocasio-Cortez (députée d’origine latina et icône du renouveau jeune de la gauche Bernie Sanders aux Etats-Unis). Geste encore trop commun pour être attaquable, la stratégie alt-right a tellement réussi à brouiller les pistes que l’on ne sait plus si ce geste est un clin d’œil subtil à sa frange extrémiste (une technique bien connue de Trump et identifiée en politique américaine comme du dog-whistling), ou une sacrée coïncidence.

« Le président des États-Unis est une star de la télé-réalité. Ceci est un siècle esthétique. Dans l’histoire, il y a des Âges de raison et des Âges de spectacle, et il est important de savoir dans lequel vous êtes. Notre Amérique, notre Internet, n’est pas l’Athènes antique, c’est Rome. Et votre problème, c’est que vous pensez être dans un forum, alors que vous êtes en réalité dans un cirque. »

Contrapoints, The Aesthetic

Face à ces techniques rhétoriques déloyales, le pari est qu’une gauche affranchie du respect scrupuleux des règles du débat polémique puisse marquer plus de points, quitte à abandonner la stratégie, perdante, de se présenter comme moralement supérieure.

Make racists ringards again

Jordan Peterson est une sorte de youtubeur réac’ au public assez impressionnant de jeunes hommes qu’il incite à prendre leur vie en main en « rangeant leur chambre », et plutôt engoncé dans une misogynie intello.

Dans la vidéo éponyme, Jordan Peterson fait les frais d’une attaque en dessous de la ceinture de la part de Contrapoints. Bon polémiste, connaissant parfaitement les meilleures techniques rhétoriques (notamment celle de la « station-debout« , décortiquée dans Le Carnet de l’Épervier), il se fend usuellement d’une vidéo-réponse incendiaire ridiculisant les féministes qui s’attaquent à lui (un peu comme une sorte de Raptor Dissident, mais avec l’âge d’un Zemmour ou d’un Soral, bref).

En se prêtant à son tour au jeu du démontage rationnel de ses arguments, Contrapoints en profite pour le dépeindre comme un daron sexy, un « Pascal le grand frère » en vieux. Elle le met en scène, lui, nu dans sa baignoire avec elle, pour détruire l’image provoc’ de ce Jordan Peterson. Preuve de sa victoire, un laconique « No comment » en guise de réponse du concerné, contrastant avec la morgue habituelle du personnage, qui a probablement dû juger qu’il était plus sûr de ne pas donner de la publicité à cette vidéo : il était, cette fois-ci, tenu en respect sur le terrain du Spectacle.

Victoire encore quand Contrapoints fait le lien entre homoérotisme chez les youtubeurs fans de gonflette, de corps norvégiens et de rhétorique suprémaciste aryenne, ou dans la vidéo Cringe, pour souligner la probable identification de trolls aux victimes qu’ils harcèlent de façon un peu trop obsessionnelle, révélant ainsi leurs propres insécurités. Ou encore, quand Contrapoints expose le dégoût de soi dont souffre probablement la youtubeuse trans conservatrice Blaire White.

Art politique ?

Contrapoints a l’effet de modifier les affects que l’on porte à d’autres, et c’est peut-être une définition possible pour l’art politique : susciter un regard nouveau envers l’autre, et, dans le cas de Contrapoints, permettre une tendresse vis à vis des trans chez des transphobes. Et vice versa : que les SJW (ndlr : terme péjoratif né à l’extrême-droite qui désigne des militant·es de gauche à tendance moralisatrice) imaginent les incels comme des êtres en souffrance.

Grâce à un mélange de tendresse, de maturité intellectuelle, et de capital culturel, Contrapoints établit un dialogue, avec humour (noir à l’occasion) et légèreté, avec à cette population auxquels seuls les idéologues les plus conservateurs s’étaient adressés (et qui, en allant un peu vite, donne maintenant une génération de garçons saupoudrés au hasard le long du spectre de la mentalité incel).

« Intellectual Dark Web » — Chelsea Saunders

Critiques

Une maîtrise presque masochiste du make-up tutorial

Contrapoints a planifié sans s’excuser la création de son personnage de rock star américaine, qu’elle a incontestablement imposé aujourd’hui sur Internet. La mise en avant de soi, peut déplaire. La maîtrise à la perfection et presque masochiste du make-up tutorial et sa relation torturée avec le narcissisme et l’image de soi, quand elle ne fascine pas, pourra fatiguer.

Paradoxe qu’elle a volontiers relevé, on lui reproche son parti pris pour le spectaculaire, qui contribuerait à renforcer la tyrannie actuelle pesant sur l’apparence féminine des femmes cis et des femmes trans. Ses positions détaillées sur des sujets de transféminisme l’ont conduit à aborder les mécanismes du canceling (mise au ban d’une personne publique d’une communauté pour ses opinions et actions supposées ou réelles) dans une longue vidéo.

« J’aime les choses qui brillent, OK ?? »

L’écologie chez Contrapoints est traitée surtout lors de la description de ses (nos) ambiguïtés face au désir d’opulence, et peut manquer de pistes pour des imaginaires post-consuméristes. Contrapoints explique souhaiter vanter l’abondance d’un « socialisme du champagne », pourquoi pas conciliable avec une sorte de luxe communal. Il est vrai que, d’un point de vue purement marketing, il est plus facile de vendre un futur fait de Fully Automated Luxury Communism plutôt que d’exiger l’adhésion enthousiaste de l’ensemble de la population à un stage d’adaptation forcée à un mode de vie semi-zadiste : ce qui, de ces deux « extrêmes », est réaliste écologiquement et politiquement, reste une question ouverte.

Triggered

Dans une des vidéos, une femme plutôt bien intentionnée, « humaniste », abhorre l’image de frugalité que lui renvoient l’anarchisme ou l’écologie radicale : « j’aime les choses qui brillent, est-ce mauvais ? »

Pourquoi ne pourrait-on pas penser à du « socialisme champagne », incluant une redistribution de champagne ? Pourquoi le moralisme militant ressemble au « on ne doit pas » du prêchi-prêcha chrétien ? En parlant d’écologie, elle se verse du lait de soja sur le corps, et trigger l’écolo : « tout ce lait de soja gâché ! » En réalité faire des vidéos politiques même peu vues valent largement 1L de soja gâché en terme d’impact social. Tentons d’être moins moralistes et de se concentrer sur la stratégie écolo dans son ensemble ?

Eviter la culpabilisation pour démontrer la rationalité d’une certaine sobriété écologiste : nous sommes peut-être frustrés au point de jouir de regarder quelqu’un sur Internet manger une pizza avec des feuilles d’or dessus et d’avoir très envie de le faire, et de pouvoir gâcher de l’argent à des trucs absurdes, mais si l’on est vraiment sincère, alors il faut analyser le vrai sens d’une pizza à l’or dont on sait déjà qu’elle nous laissera sur notre faim une fois dévorée.

Effectivement, les feuilles d’or n’ont jamais été connues pour rajouter du goût, et du coup, quelle autre satisfaction de manger cette pizza à l’or qu’un plaisir régressif de courte durée ?

Par exemple, la punchline de la vidéo : « plus de revenu amène plus de pizzas dorées décevantes » peut amener à désirer un système sans ultrariches (nous sommes aux Etats-Unis) pour le bien-être de tou·tes.

Cette analyse ne suffira sans doute pas aux théoricien·nes de l’écologie radicale, et les sacrifices de confort qui devront être imposés ou choisis par la bourgeoisie sont sans doute plus grands que le simple refus de pizzas aux feuilles d’or. Mais une vidéo peut populariser certains raisonnements politiques.


De la culture politique par intraveineuse

Il y a sans doute à apprendre de ces vidéos qui expliquent des phénomènes politiques complexes à des dizaines de milliers de gens lors de véritables masterclasses en représentations culturelles, sexuelles et psychologiques sur Internet.

Ces réflexions sur la communication politique sont-elles exclusives à Contrapoints ? Peut-être que le phénomène breadtube n’en est qu’à ses balbutiements. Des dizaines de chaînes de vidéastes politiques francophones de qualité se sont développées ces dernières années, comme par exemple très récemment la chaîne de Venus Liuzzo qui traite dans une vidéo, très compatible Contrapoints, des limites de la parole des concerné·es, ou encore du rapport entre transidentité et avatar de jeu vidéo. Preuve de la vivacité du sujet de la viralité politique, la streameuse Modiie a réalisé 1h de vidéo, de qualité documentaire, sur la portée politique des mèmes. Les guerres de l’information ont à peine commencé.


Hadrien (@ketsapiwiq), le 4 juin 2020.

Article sous licence Creative Commons CC-BY-SA (attribution – partage dans les mêmes conditions).

]]>
https://eunomia.media/2020/06/05/contrapoints/feed/ 0