Article d’ALBIN WAGENER consultable sur le site Systèmes et discours.

L’écriture inclusive fait partie de ces quelques sujets brûlants qui secouent les sciences humaines et sociales depuis quelques années maintenant, et plus particulièrement les sciences du langage, dans la variété de leurs composantes (sociolinguistique, sémantique, didactique des langues, pragmatique, etc.). De fait, l’écriture inclusive est une solution expérimentale imaginée pour résoudre la question du genre dans la langue, et des représentations sociales qui y sont liées, tout en étant réutilisée dans des milieux plus militants – mais ce n’est pas de militantisme que je parlerai aujourd’hui. Je précise d’emblée, au passage, que je n’ai jamais été connu pour mes positions militantes sur l’écriture inclusive, et que je ne vais donc pas ici me positionner dans un débat « pour ou contre », mais dans une optique de commentaire d’argumentation scientifique.

En tant que linguiste, j’ai toujours observé le phénomène de l’écriture inclusive en m’informant et en lisant articles et ouvrages, de part et d’autre, et en m’intéressant plus particulièrement (entre autres, je vous rassure !) à ce que l’on appelle les études de genre, qui regroupent un nombre foisonnant de disciplines (sciences du langage, sociologie, anthropologie, psychologie, histoire, études littéraires) et qui, n’en déplaisent à certains fantasmes, ne sont pas des productions idéologiques de « féminazis » qui, écume aux lèvres, auraient pour ambition de brûler les fondements de notre société, de démolir les écoles et d’empêcher les hommes de siroter une Heineken tiède devant un match de foot : pas d’amalgame. En outre, ces lectures m’ont permis de travailler de manière approfondie sur le concept de culture, il y a quelques années de cela. Et c’est toujours en tant que linguiste que je ne peux m’empêcher de rédiger quelques paragraphes vis-à-vis de la tribune signée par plusieurs de mes collègues chercheurs dans Marianne.

Sans malice aucune, j’avertis ici que ce billet ne sera pas rédigé en écriture inclusive, non pas par positionnement militant, mais pour ne pas attiser inutilement l’agacement des consœurs et confrères concernés. J’en profite par ailleurs pour dire, le plus sincèrement du monde, tout le respect confraternel, et même la sympathie franche, que j’ai pour plusieurs d’entre eux ; je me nourris régulièrement de leurs lectures et utilise même leurs travaux pour alimenter mes propres recherches. L’apport de certaines et certains de ces collègues aux sciences du langage est considérable, et ce n’est bien évidemment pas cela qui sera ici étudié. Ce présent billet n’a dont aucune prétention d’outrage ad hominem ou ad feminem, et ne se place pas non plus dans une querelle d’egos malvenue. Je préfère ici souligner cette subtilité pour bien contextualiser les propos qui vont suivre.

Etant par ailleurs engagé dans un processus de réponse collective qui répond à celle de mes collègues (ce billet ayant été rédigé de manière totalement indépendante), je préfère ici me consacrer à une analyse de discours, comme une forme d’exercice pédagogique à destination de mes étudiants (passés, présents et à venir), par rapport aux questions posées par l’argumentation, notamment dans une controverse scientifique linguistique, plus précisément lorsque celle-ci touche à des questions de société – puisque c’est ici le cas. Pour ceux qui veulent un billet sarcastique rédigé par quelqu’un qui ne connaît rien à la complexité des problématiques linguistiques tout en donnant l’impression inverse, vous pourrez toujours vous rabattre sur le blog d’Un odieux connard, par exemple. Pour les autres, ça y est, ma (trop) longue introduction est terminée.

La tribune publiée le 18 septembre 2020 dans Marianne fait écho à de vifs débats internes aux sciences du langage, et qui n’ont finalement pas grand-chose de surprenant : cela fait plusieurs décennies, au rythme des évolutions de la langue (emprunts à l’anglais, réforme de l’orthographe et féminisation des noms de métier), qu’anciens et modernes s’égratignent, sur fond de politiques linguistiques nationales. Evidemment, en France, il y a des sujets sur lesquels tout le monde a toujours un avis définitif : la langue, le voile, les vacances des profs, les allocations chômage, les impôts ou la bouffe des cantines sont autant de marronniers qui agitent périodiquement notre délicieuse République. Mais quand il s’agit de la langue, et quand bien même tout locuteur a bien évidemment le droit d’avoir un avis construit sur la question, il est toujours intéressant d’aller voir du côté des sciences du langage, afin de lire ce que proposent les travaux des spécialistes.

Des spécialistes, nous n’en manquons pas : la linguistique dite « à la française » s’est fait une place de choix, en cultivant sa différence face à l’hégémonie de certains courants scientifiques anglo-saxons, notamment. Et précisément, même si la tribune représente un genre linguistique qui ne rend pas justice aux subtilités de la recherche, les auteurs du texte étudié se présentent d’emblée comme tenant une position scientifique respectable (les scientifiques, donc ceux qui seraient du côté de la raison), en représentant les autres collègues pro-écriture inclusive comme des promoteurs politiques (les militants, donc ceux qui seraient du côté de la passion). Cette première construction pose tout de même problème : elle balaye d’un revers de main tout un pan de la littérature scientifique sur le sujet, de manière définitive et, disons-le, très peu scientifique.

Les auteurs de la tribune rappellent, à juste titre, que « la langue est à tout le monde ». C’est d’ailleurs précisément parce que la langue est à tout le monde que chaque locuteur ou groupe de locuteurs peut se permettre d’expérimenter, de jouer avec la langue et de proposer, à travers des modifications linguistiques, des réponses à des questions sociales – ce que se propose de faire l’écriture inclusive, point médian ou non. D’autre part, les auteurs de la tribune taclent une vision qui serait plus ou moins conspirationniste de la langue, à travers les intentions prêtées aux grammairiens (qui, sauf erreur de ma part, étaient probablement en grande majorité des hommes). Ici, un peu de philologie et d’histoire politique linguistique rappelle pourtant combien la langue française est une langue qui a été, en partie, créée par des processus d’écriture qui ont été le fruit de petits groupes d’individus (notamment pour ce qui concerne l’orthographe) et combien elle a joué dans l’imposition d’un pouvoir politique fort dans le pays. A ce titre, il existe un rapport ontologique de lien de pouvoir entre le peuple français et sa langue, d’abord imposée puis partagée par des locuteurs qui, pour le dire sommairement, n’avaient pas vraiment trop le choix – et je propose ici aux curieux d’aller voir l’histoire politique linguistique d’autres pays européens, et également les évolutions orthographiques d’autres langues.

J’en profite pour signaler que les questions de masculin et de féminin dans la langue sont des questions tout à fait légitimes : elles ont lieu dans d’autres langues et sont encore en cours de débat pour certaines. On est donc très loin d’une marotte isolée qui ferait de la langue française un cas d’école honteux, mais bel et bien d’une tendance générale des langues dans le monde : elles évoluent avec les questions sociales et politiques des peuples qui les parlent, évidemment, et précisément parce que « la langue est à tout le monde ». A ce titre, je rappelle que, contrairement à ce qu’écrivent mes collègues, aucun chercheur sur la question du français inclusif n’a jamais écrit où que ce soit qu’il y aurait une langue originelle pure, pervertie par la gent masculine (sauf erreur grossière de ma part, ce qui est toujours possible). Je vais maintenant me permettre de rebondir sur la liste des défauts reprochés à l’écriture inclusive.

La langue n’est pas la création de grammairiens, mais son institutionnalisation réglementaire, en revanche, est bien le fait d’institutions dédiées – et l’on sait le poids que l’Académie Française a longtemps fait peser sur le bon usage de la langue française, pour reprendre la sacro-sainte expression du Grévisse. Précisément, comme l’écrivent d’ailleurs mes collègues, ce sont les locuteurs qui créent la langue. Dans ce cas, pourquoi vouloir dénier à certains locuteurs le droit de modifier des pratiques orthographiques, dans une optique d’évolution de la langue française ? Qu’il y ait débat, c’est toujours sain : qu’il y ait procès d’intention ou erreur d’analyse scientifique, c’est tout de même dommage. Quant à cette petite phrase « le masculin l’emporte sur le féminin », c’est une formulation qui n’a, j’en suis navré, absolument rien de rare : ce n’est pas parce que quelque chose ne figure pas dans un Bescherelle que la pratique n’existe pas. Il serait ici peu honnête de nier l’usage social de cette phrase, répétée à l’envi par nombre d’enseignants à certaines époques, pour que les écoliers puissent apprivoiser la graphie du pluriel. A ce titre, si, il y a bien une règle d’usage totalement grammaticale qui vaut pour le pluriel, c’est bien celle-là.

La tribune poursuit ensuite avec une distinction qui fait qu’il y aurait une séparation nette entre les mots « féminin » et « masculin » en grammaire et les mêmes termes dans la vie quotidienne : autrement dit, il n’y aurait aucun lien entre le genre des mots, si je puis dire, et le genre des individus (les auteurs de la tribune utilisent eux le mot « sexe »). La langue, fait social par excellence, creuset de représentations sociales et culturelles, disposerait donc d’un temple isolé du fait social, à savoir la grammaire, au sein duquel le sens des mots resterait pur et hermétique à toute forme de contamination extérieure, dans la mesure où il concerne uniquement les cas et les désinences. Je ne sais pas personnellement sur quelle théorie linguistique repose ce subterfuge épistémologique, et je serai très sincèrement ravi d’en discuter, mais il me semble au contraire que nombre de travaux, notamment en sémantique ou en pragmatique cognitive, ont bien montré la contamination des représentations liées aux sèmes (unités de sens) activées par les lexèmes (unités lexicales ou mots, pour vulgariser fort grossièrement) – il suffirait d’ailleurs de retourner lire les travaux fondateurs de ce bon vieux Charles Sanders Peirce, a minima, pour l’observer.

« Trouver un quelconque privilège social dans l’accord des adjectifs est une simple vue de l’esprit » : dommage pour les travaux fondateurs de Basil Bernstein, pourtant capital dans la sociolinguistique contemporaine, qui a pourtant bien montré que la maîtrise et l’application de la langue variaient de manière considérable en fonction des milieux sociaux des apprenants – et que ces privilèges sociaux vont, par exemple, durablement impacter les capacités d’apprentissage des individus. Donc oui, il peut y avoir des privilèges sociaux logés dans le maniement de certains adverbes, dans tels choix lexicaux, ou dans la capacité à accorder les adjectifs : pourquoi n’y en aurait-il donc pas pour ce qui concerne les différences liées au genre (j’utilise genre, alors que les auteurs de la tribune utilisent sciemment le terme « sexe », et je le précise : « genre » n’est pas un gros mot et ne fait de personne un dangereux extrémiste) ?

Je trouve d’autre part étrange l’affirmation suivante (basée sur des travaux scientifiques que j’ai probablement le malheur de méconnaître) : « si la féminisation est bien une évolution légitime et naturelle de la langue, elle n’est pas un principe directeur des langues ». Si la féminisation n’est pas un principe directeur des langues, qu’est-ce à dire ? Cela signifierait-il que les locuteurs sont rétifs à la féminisation, ou qu’il existe une tendance cognitive directrice et socialement partagée ? Qu’est-ce qu’un principe directeur d’une langue ? Et quels sont les principes directeurs d’une langue ? Et puisque la langue appartient à tout le monde, qu’est-ce qui empêcherait les locuteurs de souhaiter, précisément, la féminiser ? Quant aux exemples utilisés pour étayer l’argument, ils ne soutiennent en aucun cas la précédente affirmation. Par ailleurs, dans plusieurs langues, on peut parfaitement modifier les lexèmes pour féminiser un mot, et ça ne fait peur à personne. « Une médecin » en français devient « eine Ärztin » en allemand, et jusque là cela n’a pas vraiment agité nos amis d’outre-Rhin. On pourra par ailleurs par moment regretter, dans cette tribune, le mélange d’arguments et d’exemples parfois contradictoires, qui n’honore certainement pas l’argument de la question de la féminisation de la langue. Certes, on peut dire que « ma fille est un vrai génie des maths » et « c’est Jules, la vraie victime de l’accident », mais le simple fait que les auteurs de la tribune aient choisi « génie » pour illustrer le masculin et « victime » pour le féminin en dit déjà suffisamment pour que j’y passe encore quelques lignes (idem pour les deux animaux choisis, « un aigle » et « une grenouille »).

Puisqu’on parle de nos amis les animaux et que les auteurs de la tribune précisent qu’il suffit de dire « un aigle femelle » et « une grenouille mâle » pour résoudre le problème (dans ce cas pourquoi pas écrire « un médecin femelle » pour utiliser une logique rigoureuse et générale ?), précisons aussi que la langue est ainsi faite qu’on peut également féminiser un mot pour pouvoir délimiter les spécimens (« un lion » et « une lionne », ou encore « un loup » et « une louve »), mais que de surcroît, certaines espèces ont même droit à des termes carrément différents pour pouvoir faire la différence entre les sexes (« un cochon » et « une truie », « un lièvre » et « une hase », etc). Qu’est-ce que ça veut dire ? Rien, pas plus que les exemples de mes collègues, sinon d’affirmer qu’il existe une multitude de cas. Sauf que bien évidemment, l’écriture inclusive n’a jamais concerné les animaux (sans spécisme aucun bien sûr), et il serait malhonnête de feindre de l’ignorer : l’écriture inclusive s’intéresse au genre (mot visiblement imprononçable pour les auteurs de la tribune), pas au sexe, et plus précisément des humains qui vivent en société. C’est bien de cela, et uniquement de cela, qu’il s’agit ici.

« La langue n’est pas une liste de mots dénués de contexte et d’intentions, renvoyant à des essences » : je partage ce constat, et c’est précisément pour cela que les expérimentations linguistiques liées à l’écriture inclusive sont tout aussi légitimes que toute autre réponse potentielle aux questions posées par le rapport entre masculin et féminin dans la langue – et donc, nécessairement, dans la société. Toutes les langues n’ont pas les mêmes ressources lexicales, ni même grammaticales d’ailleurs, mais mes collègues reviennent ici à une théorisation qui représente peut-être le schisme épistémologique le plus fondamental entre opposants et tenants de l’écriture inclusive. En français, le masculin ferait office de neutre – sauf que dans les faits, c’est bien le masculin qui se retrouve systématiquement mentionné d’une manière ou d’une autre, dans certains singuliers comme dans certains pluriels. Affirmer « il n’y a là aucune domination symbolique ou socialement interprétable » ne relève certainement pas de l’hypothèse scientifique ou même d’un positionnement épistémologique construit, mais semble tout simplement ignorer cinquante ans de littérature sociolinguistique sur le sujet, en langue française comme en langue anglaise par ailleurs (et je passe sur les publications en allemand, pour ne citer que cette autre langue). Et encore une fois, puisque la langue appartient à tout le monde, qu’est-ce qui empêcherait des locuteurs de vouloir changer cette donne ? Je passe sur le fait de commander (là encore, exemple surprenant) « un lapin aux pruneaux » et non pas « un.e lapin.e aux pruneaux », qui a évidemment pour objectif pur de ridiculiser la position adverse pour mieux la délégitimer – procédé rhétorique intéressant qui n’a que peu de place dans une discussion scientifique, ce que je regrette.

« La langue a ses fonctionnements propres qui ne dépendent pas de revendications identitaires individuelles ». Premièrement, il s’agit ici de revendications collectives, sauf erreur de ma part (sauf à considérer, ce qui semble être le cas, que les utilisateurs de l’écriture inclusive seraient de dangereux illuminés isolés), puisqu’il s’agit ici de la question de la féminisation de la langue, en lien d’ailleurs avec les questions posés par certains courants féministes en ce moment (et je dis bien « certains courants », puisqu’il n’aura, j’espère, pas échappé aux auteurs de la tribune qu’il existe plusieurs féminismes). Deuxièmement, je ne vois pas comment l’on peut écrire, dans le même texte, que la langue appartient à tout le monde, qu’elle dépend des contextes d’énonciation, et en même temps qu’elle dispose de fonctionnements propres qui ne dépendent pas de revendications – donc de faits sociaux. Il s’agit ici d’un problème de cohérence épistémologique. Les fonctionnements « propres » (sic) de la langue n’en sont pas : ils sont déterminés, situés dans des époques, des sociétés et des choix politiques, et il n’aura échappé à personne que les langues évoluent – soit qu’il y a eu quelques modifications légères entre le français du quatorzième siècle et celui que nous parlons et écrivons aujourd’hui. Il y a fort à parier pour que le français parlé dans cinq siècles soit encore bien différent de celui que nous faisons vivre aujourd’hui, autant qu’il fait vivre nos représentations. Laissons également Simone de Beauvoir tranquille, qui a donc pu être féministe expressément parce que la langue n’exerce pas de pouvoir sexiste, selon les auteurs de la tribune. Il y a eu, au passage, beaucoup d’autrices féminines qui se sont penchées sur la question du pouvoir sexiste de la langue – Simone de Beauvoir y compris, justement.

Il faudrait également, selon les auteurs de la tribune, nécessairement une logique étymologique pour modifier un mot – en d’autres termes, ceux qui ne sont ni latinistes, ni hellénistes, peuvent gentiment passer leur chemin et ouvrir un dictionnaire. Et pourtant, il en existe quelques-uns, des mots apparus sans logique étymologique spécifique (on pourrait commencer par les interjections) – sans même parler de la logique orthographique complexe du français, soulignée d’ailleurs par les auteurs, qui avaient auparavant écrit, je le répète, que la langue est à tout le monde – mais un petit peu moins quand même à ceux qui expérimentent avec l’écriture inclusive : il s’agirait de ne pas badiner avec l’ordre grammatical. Des normes, il en existe : mais cela tombe bien, les normes sont aussi là pour être créées, modifiées, supplantées, contestées. Elles évoluent avec les sociétés et les actions des locuteurs. Encore une fois, la philologie (et je bénis mes cours de philologie à l’université) nous le montre de manière relativement claire, surtout dans un contexte de linguistique comparée. Dénier le droit de création lexicale s’il n’y a pas de logique étymologique, c’est une logique qui s’apparente plus à du prescriptivisme académique qu’à un questionnement scientifique linguistique – prescriptivisme contre lequel nombre de signataires de ladite tribune s’érigent pourtant dans leurs vrais travaux scientifiques. Quant aux problèmes de découpages et d’accords soulignés par mes collègues, ils existent déjà en soi, et l’usage trouve un moyen de les contourner de façon créative – mais j’imagine qu’ils pestent peut-être parfois devant les trouvailles linguistiques des jeunes, qui comme chacun sait, ne savent plus écrire sans faire de fautes et parlent tous n’importe comment. Heureusement, nous, les vieux, on sait.

Ensuite, et cela a été déjà amplement repris et commenté sur certains réseaux, les auteurs de la tribune instrumentalisent, de manière assez incompréhensible, les personnes « dys » pour souligner les failles de l’écriture inclusive. Je ne sais pas combien des signataires de cette tribune ont fait des recherches sur la perception de l’écriture inclusive par les personnes « dys », réflexe scientifique élémentaire pour étayer une telle assertion (j’ai ma petite idée sur la question), mais j’ai la chance de suivre et connaître des collectifs « dys » qui sont pour certains, ô surprise, plutôt partisans de l’écriture inclusive. Je ne nie pas, bien évidemment, le fait que l’écriture inclusive puisse ostensiblement poser des difficultés d’apprentissage (et c’est peut-être là, pour moi, l’un des seuls bémols) – mais que je sache, la langue français n’a pas attendu l’écriture inclusive pour, précisément, avec la langue anglaise, concentrer le plus d’apprenants « dys » par rapport aux autres langues. Cela est dû surtout aux effets d’une correspondance grapho-phonétique souvent alambiquée (les recherches le montrent suffisamment) – les mots ne s’écrivent pas nécessairement comme ils se prononcent. Or, l’écriture inclusive n’introduit pas de nouvelles correspondance grapho-phonétique incongrue : elle introduit simplement une visibilité écrite du féminin.

Pour les auteurs de la tribune, l’écriture inclusive opacifierait l’écriture, « en réservant la maîtrise de cette écriture à une caste de spécialistes ». Là encore, problème : comment expliquer que quelques associations ou simples citoyens, qui n’ont pourtant rien de spécialistes ni de privilégiés sociaux (on y retrouve d’ailleurs une catégorie de populations précaires importantes), optent pour cette écriture tout simplement parce qu’ils se sentent mieux représentés ? Et quid justement de la place des représentations sociales, qui est ici totalement absente de la tribune, alors qu’il s’agit pourtant du sujet principal (sans parler des représentations des auteurs, par ailleurs, qui alimentent nécessairement leur écrit) ? Je peux affirmer ici sans trop me tromper que non, l’écriture inclusive n’est pas exclusivement le fait d’une frange radicalisée héritière d’une gauche caviar citadine et bobo, mais qu’on trouve au contraire nombre de citoyens aux statuts sociaux et professionnels très divers qui la pratiquent déjà, notamment sur les réseaux sociaux, qui constitueraient par ailleurs un terrain d’investigation scientifique particulièrement fécond pour la question qui nous occupe. Et ils utilisent cette écriture, tout simplement parce qu’ils se sentent représentés par cet exercice, et que cela convient à leur perception de la langue – de nombreux travaux en sociolinguistique le montrent abondamment, et je ne comprends pas que mes éminents collègues feignent de l’ignorer. Comme la langue est à tout le monde, je ne vois donc pas où est le mal. J’ajouterai que, malheureusement, ce pays produit déjà suffisamment d’exclusion sociale, et ce n’est certainement pas l’écriture inclusive qui va faire bondir le chômage, accroître le taux de décrochage à l’école ou casser le fameux ascenseur social.

Les auteurs de la tribune indiquent ensuite qu’il existe des pratiques chaotiques de l’écriture inclusive, qui ne permet pas l’établissement d’une norme (le mot est enfin lâché). Evidemment, puisqu’il s’agit d’expérimentations, d’essais, de propositions : le but n’est pas ici de taper à la porte de l’Académie française ou des éditions Larousse pour exiger la généralisation de l’écriture inclusive, mais de pouvoir trouver des solutions scripturales à des questionnements sociaux. Et pourquoi pas, d’ailleurs ! L’écriture inclusive n’est pas « à rebours de la logique grammaticale », comme ils l’écrivent (qu’est-ce qu’une logique grammaticale, d’ailleurs ?), mais se propose plutôt de la compléter. Les tenants de l’écriture inclusive n’ont jamais demandé de réduire la variété des temps verbaux, par exemple, mais il s’agit ici de savoir de quoi il est question, du point de vue strictement linguistique : il s’agit bel et bien de proposer une modification d’écriture. Et même si je connais, en tant que luxembourgeois, le rapport quasiment névrotique des français à leur orthographe et à leurs règles d’écriture, je ne peux me résoudre à penser que cela ne puisse évoluer.

Pour terminer sur l’analyse, je propose de prendre un peu de temps sur cette phrase : « en introduisant la spécification du sexe (ah là là, difficile d’écrire « genre »), on consacre une dissociation, ce qui est le contraire de l’inclusion ». Il s’agit là d’un problème de définition : l’écriture inclusive utilise le concept d’inclusion sociale, non pas pour rendre invisible, mais précisément pour rendre visibles des populations qui éprouvent ce besoin du point de vue de leurs représentations. Montrer que la société inclut, c’est donc rendre visible : à ce titre, spécifier n’est pas dissocier, mais préciser que cette spécification est bien là et fait partie de la société. Je refuse de croire que cette nuance ait échappé à la sagacité de mes collègues. Quant au fait d’affirmer que « l’écriture nouvelle aurait nécessairement un effet renforcé d’opposition des filles et des garçons, créant une exclusion réciproque », je pense que la situation des filles et des femmes en France est suffisamment problématique pour ne pas en faire porter le chapeau à l’écriture inclusive : ou alors cela voudrait bien dire que les pratiques linguistiques ont un poids extrêmement fort sur les représentations sociales, ce que les auteurs de la tribune ont pourtant nié en début de texte, en arguant du fait que l’écriture inclusive n’était pas nécessaire, puisqu’elle n’allait pas faire avancer la cause des femmes. A moins qu’il ne s’agisse d’un raccourci argumentatif et épistémologique, ce à quoi je ne peux me résoudre.

J’avoue avoir du mal à comprendre le sens de cette tribune – mais peut-être est-ce ma vision de la recherche qui est à accuser. J’ai cru comprendre, au cours de mes études, que le travail d’un linguiste était d’étudier les faits de langue, d’observer leurs évolutions dans la société, et de pouvoir comprendre la manière dont langue, discours et faits sociaux se mêlaient conjointement. Il me semblait avoir compris que le travail d’un chercheur en sciences du langage était de s’intéresser aux évolutions linguistiques, pas de les juger et de discerner ce qui est un « bon usage » de ce qui serait un « mauvais usage ». Peut-être ai-je eu de très mauvais enseignants, peut-être ai-je mal compris mes lectures fondamentales, peut-être suis-je un chercheur naïf à l’éthique chancelante – et peut-être suis-je également un mauvais enseignant en sciences du langage, puisque c’est ce que j’essaie de transmettre à mes étudiants.

Le genre de la tribune lui-même est somme toute piégeant : il ne peut que promettre la compression d’idées en des phrases réduites, que l’on espérera les plus percutantes possibles. On ne peut pas espérer de la profondeur scientifique dans un texte court, qui plus est signé par une multitude d’individus, qui auraient probablement tous des choses à redire et à corriger en relisant attentivement ladite tribune – je leur souhaite, en tout cas, et je me refuse d’ailleurs à penser qu’ils n’aient pas suffisamment relu les nuances de leur propre texte avant d’accepter d’y apposer leur signature. La tribune, tout au plus, constitue un exercice d’opinion : mais une opinion n ‘est pas une analyse scientifique, y compris lorsqu’elle est signée par des scientifiques – il s’agit là de deux exercices profondément différents. Mais précisément, dans ce cas, il aurait probablement été plus pertinent de porter la discussion sur le terrain rigoureusement scientifique (épistémologique, philosophique, méthodologique) plutôt que sur celui du jugement de valeurs, dans un exercice qui tient plus de la rhétorique que de la science, et qui dissimule mal la présence de jugements négatifs qui semblent proposer des justifications a posteriori. J’aurais peut-être préféré, finalement, un jugement esthétique du type « j’aime pas l’écriture inclusive, je trouve ça moche », ce qui est par ailleurs tout autant légitime et appréciable (moi aussi, il y a des faits de langue que je trouve moches ; pour autant, je ne vais pas faire en sorte d’empêcher qu’ils ne se produisent), plutôt qu’un ensemble d’arguments qui, pour certains, tiennent plus de la docte chaire du savoir que du questionnement dévolu à l’humble activité de recherche. C’est dommage.

Puisque les auteurs de la présente tribune signalent que l’écriture inclusive ne repose sur aucune base scientifique (quelle écriture dans le monde repose sur une base scientifique, déjà ?), sous-entendant par là que seuls les auteurs disposeraient de cette légitimité scientifique, je me permets d’inclure en bibliographie des références scientifiques (précisément) qui portent sur l’écriture inclusive – n’étant pourtant moi-même pas un militant pro-écriture inclusive, ce que je tiens aussi à repréciser, mais étant capable de reconnaître la qualité des travaux de mes collègues et leur intérêt pour les sciences du langage. Je me permets également, afin de nourrir la discussion scientifique et permettre des échanges de fond, d’appeler à la tenue d’une manifestation scientifique qui permettrait de nourrir, peut-être, des échanges bienveillants entre chercheuses et chercheurs de tous horizons, précisément sur ces questions. Je ne suis pas d’un naturel naïf, mais j’aime à croire que c’est précisément dans les moments de débat que la recherche permet de faire avancer les problématiques auxquelles elle se consacre, précisément en réunissant des consœurs et des confrères qui nourrissent de féconds désaccords. Il me semble que nous nous retrouvons ici, en effet, devant des débats épistémologiques, sociologiques, linguistiques et philosophiques qui méritent d’avoir lieu en dehors de l’exercice de simples tribunes, certes nécessaires, mais à compléter.

Quant à moi, en tant que linguiste systémicien et analyste de discours, je ne pense pas que l’écriture inclusive conduira notre société à notre perte, rendra une génération d’écoliers dépressifs ou demandera à ce qu’on brûle les dictionnaires et les manuels de grammaire. Je ne pense pas non plus que rendre visibles celles et ceux qui la demandent fera sécher et tomber les gonades des hommes, pas plus que je ne considère les tenants de l’écriture inclusive comme de dangereux extrémistes qui souhaitent détruire la civilisation à grand renfort de points médians. Ce que je crois, en revanche, c’est que cette polémique devrait peut-être permettre de rediscuter sereinement de concepts fondamentaux en sciences du langage – parce que ma discipline scientifique, je le crois, mérite mieux qu’une prise de position prescriptiviste qui n’en honore nullement les recherches. Effectivement, le langage est à tout le monde – et surtout à ceux qui l’écrivent et le parlent. Et je me permets ici de citer Wittgenstein, qui écrivait dans le célèbre Tractacus Logico-Philosophicus : « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ». Essayons donc de questionner ces limites et, modestement, de les faire bouger : elles en ont besoin, parce que les êtres qui parlent les langues en ont, eux aussi, profondément besoin. Promis, la langue française n’en déclinera pas pour autant.

Pour aller plus loin

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