Le patriotisme revient à la mode. Les drapeaux tricolores sont partout, le gouvernement veut imposer son Service National Universel, et l’ensemble de la classe politique se revendique de la « patrie » (y compris les partis plus ou moins étiquetés à « gauche », car il ne faudrait pas « laisser les symboles nationaux à l’extrême-droite »).

Du coup je voudrais essayer d’analyser un peu la logique patriotique, parce que le patriotisme est avant tout un outil de manipulation des foules pour les démagogues, et il est urgent de le combattre, mais pour ça il faut tenter de comprendre pourquoi il séduit et comment il fonctionne.

Déjà, un petit rappel (simplifié) de ce qu’est la démagogie : la démagogie est l’art de manipuler les gens pour leur faire faire quelque chose qui va contre leur intérêt. Par exemple : obéir, travailler… ou voter pour la ou le démagogue (qui évidemment se moque de son électorat comme de sa première chaussette sale, et a toujours invariablement prévu de le trahir une fois au pouvoir).

Et le patriotisme est un des éléments essentiels pour manipuler la foule et se faire obéir.

Le patriotisme, c’est de la flatterie

Pour manipuler les gens efficacement, un grand classique c’est de commencer par les flatter.

La flatterie c’est un truc vieux comme le monde, utilisé par tou·te·s les courtisan·e·s, démagogues, et autres charlatans, et il est facile de comprendre pourquoi : dire des trucs agréables à entendre, faire que votre public se croie plus beau, plus fort et plus intelligent, ça fait que les gens vont vous apprécier, et vont apprécier vous écouter. Un public qui se sent flatté, non seulement vous appréciera d’autant plus, mais aussi croira que vous le respectez, et pensera d’autant moins que vous allez le trahir. Du coup il se méfiera évidemment moins de ce que vous lui direz, et ce sera bien plus facile de l’amener où vous voulez.

Le problème, c’est que si la flatterie est trop évidente, elle ne marche pas (ou beaucoup moins). Imaginez qu’avant de vous demander un service, quelqu’un qui vous avait presque jamais parlé vient soumdainement vous dire à quel point vous êtes beau·belle et intelligent·e et qu’il aimerait trop être comme vous : évidemment vous risquez de vous rendre compte qu’il n’en pense pas un mot, et qu’il vous dit tout ça juste pour obtenir quelque chose de vous, et vous allez vous méfier. Eh bien le public c’est pareil, pour que la flatterie soit efficace, il faut pas qu’il se rende compte qu’on le flatte par intérêt !

Il faut donc trouver des moyens de flatter de manière détournée, de manière indirecte.

Et une technique classique et qui marche à peu près tout le temps, c’est de faire l’éloge d’un truc auquel les gens s’identifient. Par exemple la patrie (ou la nation, c’est pareil).

Pourquoi ? Eh bien parce qu’on s’identifie (plus ou moins consciemment) à tout ça, et donc quand on entend quelqu’un dire (par exemple) que la France est grande, qu’elle a « accompli de grandes choses », qu’elle a telle réussite à son actif, ça nous fait plaisir : c’est un peu nous mêmes qui avons accompli ces grandes choses. Quand on entend quelqu’un qui célèbre les supposées « valeurs » de la France, son « rayonnement » à l’international (donc l’idée qu’elle serait reconnue et respectée par les autres pays), etc. c’est aussi agréable à entendre, parce que c’est un peu nous qui rayonnons, qui sommes respecté·e·s ou admiré·e·s à l’international.

Pourquoi s’identifie t-on au pays ?

Il y a énormément de choses qui font qu’on s’identifie au pays dans lequel on vit (surtout si on a la nationalité bien sûr, mais ces discours s’adressent en priorité à celleux qui ont la nationalité, vu que les autres ont pas le droit de vote de toute façon) :

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  • Ça commence par le fait qu’on parle (généralement) la même langue : inconsciemment, on se sentira forcément plus proches d’autres personnes qu’on peut comprendre, que de gens qui parlent une langue différente, et donc on ressent inévitablement une appartenance au pays, vu que c’est le lieu géographique où toutes ces personnes qui parlent la même langue sont rassemblées.
  • Politiquement, c’est aussi avant tout les dirigeant·e·s de notre pays qu’on élit, et donc c’est sur « notre » pays qu’on a l’impression d’avoir du contrôle (même si c’est un « contrôle » totalement illusoire, vu l’arnaque qu’est le système électoral, mais c’est l’impression qui compte).
  • On a aussi la nationalité, donc, ce qui nous donne un traitement de faveur par rapport à celleux qui l’ont pas.
  • Dès l’école, il y a une focalisation particulière sur le pays : la géographie qu’on apprend, c’est surtout celle du pays dans lequel on vit, et l’histoire qu’on apprend, c’est en priorité l’histoire du pays (présentée sous un jour toujours favorable, évidemment…), idem pour la littérature qui se concentre surtout sur les « grands auteurs » nationaux, etc.
  • Il peut y avoir aussi tout simplement un attachement sentimental aux lieux où on a vécu, passé des bons moments (et dont on garde des bons souvenirs), dont on connaît les habitudes et les coutumes, etc. ce qui favorise l’identification.
  • Ensuite il y a tout le patriotisme distillé de manière plus ou moins explicite dans la société à tous les niveaux, et notamment par les médias : par exemple, quand il y a des découvertes scientifiques faites par des français·es, on va beaucoup en entendre parler (avec une insistance sur le fait que c’est des français·es qui en sont à l’origine justement), quand l’équipe de France de foot gagne la coupe du monde, c’est « la France » qui aurait gagné, et (presque) tout le monde chante « on » a gagné, même les gens qui n’ont jamais fait de foot de leur vie.
  • Le marketing aussi joue à fond là-dessus autant qu’il peut : gros symboles « produit en France » ou « assemblé en France » sur tous les produits, des fruits et légumes aux mixeurs (ou même « conditionné en France ». Bientôt on aura du « étiqueté en France », bref…). Dans le même genre, on a aussi pas mal d’emballages de produits avec une charte graphique aux couleurs du drapeau, pour parler à l’inconscient.

C’est un peu obligé qu’on ait tout ça, parce que les marketeux·ses, comme les journalistes, ont compris elleux aussi l’intérêt de flatter le·la consommateur·trice pour vendre (ou le public, pour faire de l’audimat), et tout ça bénéficie du patriotisme pour générer des profits, tout en nourrissant aussi ce même patriotisme.

Donc que ce soit conscient ou pas, il y a énormément de trucs qui sont faits pour nous faire nous identifier à « notre » pays dans la société.

Faire l’éloge de la « patrie » pour flatter celleux qui s’y identifient

Hé bien tous les discours patriotiques des politicien·ne·s qui font l’éloge de la patrie, ça revient toujours à ça : flatter l’auditoire pour en obtenir quelque chose. Quand n’importe quel·le politicien·ne loue l’« identité » française, ses « valeurs », les supposées qualités de son peuple (« passionné, généreux, capable des plus grandes audaces humaines » par exemple, d’après le Premier ministre Édouard Philippe…), hé ben c’est juste ça, de la flatterie. Pareil quand Marine Le Pen vante l’histoire prétendument « glorieuse » de la France, les prétendus « héros français » passés, sa supposée grandeur, nous explique qu’il faudrait être fièr·e d’être français·e, etc., c’est encore ça : de la flatterie.

Et c’est pour ça que le patriotisme est tellement universel dans toute la classe politique, y compris chez des partis qui se prétendent de « gauche », comme la France insoumise (par exemple) : parce que ça permet de flatter l’auditoire, pour mieux le manipuler.

Alors il y a des variantes, hein, on peut aussi flatter avec d’autres trucs que la patrie : quand on entend l’éloge de « la culture européenne » ou « la civilisation » occidentale, par exemple, ou alors de la religion avec les « racines chrétiennes » de la France, etc. ça revient au même, et l’idée est toujours de flatter l’auditoire en faisant l’éloge d’un truc auquel il s’identifie (même si le public n’est pas toujours exactement le même selon ce dont on fait l’éloge). Ça marche aussi à plus petite échelle, comme la région, avec le régionalisme et le marketing régional par exemple.

Ça marche également avec le parti politique d’ailleurs, pour les gens qui sont membres d’un parti ou sympathisant·e·s : tou·te·s les candidat·e·s vont par exemple toujours flatter leurs sympathisant·e·s et militant·e·s qui font campagne pour elleux : « Cette campagne, c’est la vôtre ! Cette victoire qui nous tend les bras, ce sera la vôtre ! ».

Évidemment c’est faux, hein. La victoire, c’est les élu·e·s qui en bénéficient, et les militant·e·s qui ont fait la campagne, ils auront que dalle, ou au mieux un sourire et quelques félicitations, et à dans cinq ans. Mais bien sûr on va pas leur dire ça : on va leur dire qu’iels font partie d’un truc grandiose, et que c’est elleux qui auraient « gagné » quand le parti remportera l’élection.

Donc ça marche avec plein de trucs, mais la patrie / nation, c’est super pratique pour ça, parce que c’est un truc abstrait et pas vraiment défini, mais auquel beaucoup de gens sont habitué·e·s à s’identifier, et qu’iels sont conditionné·e·s par la société à apprécier.

La patrie pour effacer la classe

La patrie, c’est aussi bien pratique pour effacer la division de classe.

Il faudrait surtout pas risquer que les pauvres deviennent solidaires entre eux. Imaginez le danger si les Français·es pauvres se rendaient compte qu’iels sont dans le même bateau que les Allemand·e·s pauvres, les Polonais·es, les Grecs·ques, les Chinois·es, les Algérien·ne·s pauvres, etc. ? Imaginez que tous ces gens-là se rendent compte qu’iels vivent dans les mêmes conditions, sont exploité·e·s à peu près de la même manière, par les mêmes patron·ne·s ? Qu’iels sont victimes des mêmes injustices, de la même mise en concurrence des travailleurs·euses pour faire baisser les salaires et augmenter les profits ? Iels risqueraient d’avoir envie d’être solidaires entre eux, de s’unir ; iels risqueraient de refuser de se taper dessus et de refuser de jouer le jeu de la concurrence et du capitalisme !

En faisant en sorte que les gens s’identifient avant tout à leur pays, plutôt qu’à leur classe sociale, on évite cette dangereuse solidarité. Et en fait ça marche très bien : nous sommes tellement habitué·e·s à nous identifier à notre pays qu’on va instinctivement se sentir plus proches d’autres Français·es (même de parfait·e·s inconnu·e·s) que de n’importe quel·le étranger·e (ce qui est évidemment absurde quand on y réfléchit). Ce réflexe de « solidarité nationale » est tellement ancré en nous que dès qu’on nous annonce une catastrophe naturelle ou une prise d’otage à l’autre bout du monde, et qu’on cite le nombre de victimes, on n’oubliera jamais de nous préciser « dont tant de français·es », comme si l’événement en devenait plus grave, nous impliquait plus.

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Et donc cette « solidarité nationale », c’est ce qui va faire qu’on va instinctivement avoir plus de sympathie pour un patron·ne français·e que pour un·e travailleur·euse étranger·e, alors pourtant que la·le premièr·e nous exploite, et la·le deuxième est exploité·e comme nous. Tout ça nous conditionne à ce qu’on ait de la sympathie pour les entreprises françaises, vu qu’elles « font marcher l’économie » de notre beau pays, et pour les patron·ne·s français·es qui « réussissent ».

Un bon exemple de ça c’est la façon dont les médias commentent l’évolution des grandes fortunes françaises, et nous les présentent toujours comme des réussites françaises. Encore récemment, BFMTV titrait « Bernard Arnault devient le premier Français dont la fortune dépasse les 100 milliards de dollars », ce qui donne l’impression qu’un Français aurait accompli un exploit, battu un record en quelque sorte, et c’est d’ailleurs confirmé par un certain nombre de commentaires en dessous de gens qui trouvent ça formidable.

Le patriotisme, c’est donc un super truc pour celleux qui défendent la fiction d’une « collaboration de classes » (les travailleurs·euses et les patron·ne·s ne se combattant surtout pas, mais au contraire uni·e·s pour faire fonctionner l’« économie »). C’est très pratique pour faire oublier que les patron·ne·s et les travailleurs·euses ont des intérêts qui s’opposent à cause de leur position sociale de patron·ne ou de travailleur·euse, et que les exploité·e·s ont toujours intérêt à s’unir pour mettre fin à ça.

D’ailleurs c’est très souvent au nom de la bonne santé économique de cette fameuse patrie qu’on nous demande de travailler, pas au nom de « enrichir la bourgeoisie française », mais c’est pourtant pour ça qu’on travaille hein. Et d’ailleurs c’est pas tout à fait un hasard si les mots « travail » et « patrie » se retrouvaient côte à côte dans la même fameuse devise du régime de Vichy : la patrie, elle est aussi là pour nous faire produire, pour nous faire générer des profits.

La patrie, pour faire taire les divergences

Tant que les gens s’identifient à la patrie, iels seront moins critiques de ce que cette « patrie » fait ou exige d’eux, et seront prêt·e·s à la défendre à tout prix.

Ce n’est pas pour rien que les réactionnaires, fafs, et autres « patriotes » de tous poils tiennent tant à la fable du prétendu « rôle positif » de la colonisation par exemple : iels ne peuvent pas admettre que leur précieuse patrie, à laquelle iels s’identifient, aurait pu commettre des crimes atroces et massacrer des populations entières dans le seul but de piller d’autres pays (pour enrichir, ici encore, la bourgeoisie nationale). Il leur faut à tout prix trouver des prétextes, des explications, des circonstances atténuantes, et des aspects supposément positifs à ce que leur « patrie » a fait, car si elle était faillible, si elle n’était que (ou même principalement) criminelle, à quoi bon la suivre et la vénérer ? Leur monde entier s’effondrerait, ce qui fait leur « fierté » n’aurait plus de valeur !

Quoi que cette « patrie » fasse ou exige, les « patriotes » vont donc la suivre et la défendre, même si ça va contre d’autres peuples, même si ce sont des crimes de masse ou des guerres. C’est comme ça que des lanceurs·euses d’alerte comme Chelsea Manning, Edward Snowden, etc. se voient accusé·e·s tout à fait sérieusement d’être des « traîtres·ses » à leur patrie car iels ont dénoncé des violations massives de la vie privée ou de droits humains, des crimes, de la torture, commis par les autorités de leur pays !

Il est tellement important de pas remettre en cause la patrie que toute personne qui émet un avis contraire, une critique de ce suivisme béat, pourra être immédiatement labellisée comme un·e ennemi·e, et traité·e comme tel·le.

Ce qui est formidablement pratique pour faire taire les contestataires, ou même les discours un peu divergents. Après tout, si la patrie est en « danger » (face aux agressions venues de l’extérieur, ou même face aux gens qui la critiquent de l’intérieur…), est-ce que ce n’est pas notre existence qui est en danger ? Ça implique donc de s’unir à tout prix pour la défendre, au delà de nos « petites » querelles internes (gauche contre droite, politique sociale contre libéralisme, etc.) : tout ça a t-il vraiment de l’importance alors que la patrie est menacée ?

C’est la fameuse « union sacrée » et ses variantes, c’est à dire concrètement : rangez-vous derrière nous, taisez vos revendications sociales ou vos autres préoccupations « secondaires » (comme préserver les libertés publiques) face au danger qui nous menace.

L’évocation d’un ennemi commun à combattre (comme le terrorisme, un pays hostile…), et qui mettrait notre existence en péril, justifie alors à la fois la répression et les mesures privatives de libertés (comme la surveillance et le fichage de masse, l’interdiction des manifestations…), et permet de faire taire les voix discordantes.

Avec l’amour de la patrie vient donc inévitablement l’aveuglement sur ce qu’elle exige, et la volonté de faire taire tou·te·s celleux qui « la » critiquent, ou qui critiquent le principe du patriotisme.

La patrie, ça fait obéir

Dire que c’est la « patrie » qui « exigerait », d’ailleurs, c’est une belle tromperie. Ce n’est pas la « patrie », entité abstraite, qui a pris des décisions (comment le pourrait-elle ?) mais bien des femmes et des hommes (les gouvernant·e·s) qui défendent des intérêts, leurs intérêts. Mais bien sûr, ça aussi il vaut mieux essayer de le faire oublier.

Même les soldat·e·s les mieux conditionné·e·s pourraient avoir des réserves sur le gouvernement en place, la classe politique, les ministres, les élu·e·s, etc. Mais iels n’ont pas de réserves face à la patrie : elle est, par définition, infaillible. Alors quand on veut les faire obéir, on ne leur dit pas qu’iels servent le gouvernement, tel ou tel ministre, qu’iels se battent pour les intérêts de la classe dominante, que les puits de pétrole ou les mines d’uranium qu’iels vont sécuriser, que les dictateurs qu’iels vont soutenir, etc. c’est pour garantir les profits la bourgeoisie française.

Non.

On leur dit qu’iels servent « la patrie ».

Du coup, iels ont pas l’impression de servir quelque chose pour lequel iels ont des réserves (le gouvernement et les ministres qui le composent…) mais un truc abstrait qu’ils ne questionneront jamais. L’esprit critique est anesthésié, l’obéissance garantie.

Et c’est pour ça que tant de démagogues se cachent derrière la patrie : rassurez-vous, ce n’est pas mes petits intérêts personnels que vous servez en obéissant à ces ordres, c’est la patrie ! C’est la patrie qui a besoin de vous (pour faire ma campagne, voter pour moi, obéir à mes ordres).

L’idée patriotique est à combattre

Le discours patriotique présente sûrement plein d’autres avantages que j’oublie pour la classe dominante, mais une chose est sûre : il ne servira jamais notre camp. La patrie est une fiction dangereuse qui sert à manipuler les foules et à les faire obéir, et à monter les exploité·e·s les un·e·s contre les autres, là où iels auraient intérêt à s’unir.

Article proposé par @JorXzt (texte disponible sous licence CC-BY-NC-ND)

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