Aujourd’hui j’aimerais vous parler de zététique. La zététique c’est à la fois une posture philosophique de doute critique à propos des connaissances, faits, hypothèses, etc., et à la fois un milieu qui s’est construit autour d’organisations, de médias, de figures de la vulgarisation scientifique et du « debunking » de théories conspirationnistes.
C’est de cette dernière appréciation que je souhaite parler, et notamment des pratiques souvent observées chez les tenants de cette culture du debunk qui, il me semble, se fondent sur une mauvaise compréhension de ce qu’est une croyance.
Car nous somme en septembre 2020 et nous voilà confronté·es à la trouzmillième polémique à propos du voile islamique et les zététiciens ne se sont pas fait priés pour rappeler leurs positions sur le sujet des croyances et des religions ou plutôt de « la » croyance et de « la » religion.
C’est en effet après avoir constaté le manque de pertinence du discours de certains pontes du milieu (et repris mot pour mot sur les groupes de discussion zététiques par ceux et celles qui les suivent) sur le fait religieux que j’ai commencé à formaliser une pensée critique par rapport aux méthodes que ces mêmes personnes emploient à l’égard de ce que ces derniers considèrent comme des croyances.
Et pour retransmettre cela, je vais faire un petit détour par un article d’anthropologie lu récemment qui m’a permis de mieux comprendre tout cela :
Ce dernier se nomme : « L’invraisemblance du surnaturel – Fiction et réalité dans un culte bouddhique birman »
Ne vous inquiétez pas, je vais tenter de vous le résumer le mieux et le plus simplement possible :
Le texte de l’anthropologue Guillaume Rozenberg tente de répondre à une question souvent posée dans l’histoire de la discipline et à laquelle plusieurs réponses ont déjà été formulées par des chercheurs.
En effet, à partir de son observation d’un culte bouddhique de Birmanie, et dans le cadre d’un travail sur le fait religieux, l’auteur cherche à résoudre ce qui semble être un paradoxe : « Comment peut-on croire à l’invraisemblable ? »
Après avoir rappelé que cette question revêt les atours du commun ou de l’habituel, Guillaume Rozenberg commence par se dédouaner de toute tentative d’affirmer l’existence du surnaturel (en tant que vérité), — et je ne m’y emploierai pas plus que lui — car son objectif est plutôt la proposition de concepts permettant de mieux mobiliser une réflexion sur la question de ce qui fait qu’une personne, mais aussi un collectif, adhère à une croyance.
Pour ce faire, le chercheur utilisera une exemple situé : un culte voué aux weikza (sorte de « superhommes » manifestant leur puissance surnaturelle par de nombreux pouvoirs : lévitation, longévité hors du commun, capacité à faire apparaitre des objet, transmission de bonne fortune, guérison de maladie etc.) et, plus spécifiquement, au sein d’une communauté regroupée autour d’un monastère fondé par un « medium » (humain ayant été choisi par les weikza pour transmettre leurs paroles et leurs actions).
Mais afin de permettre une analyse rigoureuse des évènements surnaturels qui s’opèrent au sein dudit monastère, ainsi que des mécaniques d’adhésion à ces mêmes évènements, l’auteur va poser une distinction conceptuelle importante : celle entre « la croyance » et « le croire ». Ces deux concepts sont une spécification de deux conceptions que recouvre habituellement le terme de croyance en français mais qui sont bien séparés dans la langue birmane.
° « la croyance » est, pour Rozenberg, une catégorie qui servirait à décrire un ensemble de conceptions, relativement à un collectif, un groupe social, une culture, etc.
° Tandis que « le croire » relève plutôt d’un positionnement individuel, une attitude quant à quelqu’un ou quelque chose duquel il serait permis de douter.
Ainsi, même si on peut considérer que l’existence des weikza relève de la croyance chez les birmans bouddhiques, on dira que la qualité de véritable weikza attribuée à telle ou telle entité relèvera du croire.
C’est ensuite en se fondant sur une description détaillée des pratiques opérées lors des rites bouddhiques du monastère, et précisément ceux ayant pour objectif de faire intervenir (ou même « apparaitre ») quatre weikza lors d’une soirée, que Guillaume Rozenberg va développer sa problématique.
L’auteur va alors décrire chaque étape de l’évènement sans omettre tous les indices qui permettent de comprendre comment sont réalisés les trucages servant à faire intervenir le surnaturel. L’un des éléments les plus marquant sera le cas où un weikza fera pleuvoir sur les adeptes bougies et noix de coco afin de leur apporter bonheur et prospérité. Mais les plus attentifs remarqueront sans problème que c’est une trappe dans le faux-plafond qui permet à des complices de jeter les objets sur la foule. Par ailleurs des adeptes se permettent tout-à-fait de pointer du doigt les différents travers (très ou peu visibles) qui permettraient de conclure facilement à une mystification.
Le chercheur rappelle qu’il est traditionnel, lorsque, sur un terrain, on est face à ce genre de pratiques de ne pas questionner le caractère vraisemblable des apparitions surnaturelles. L’objectif étant d’analyser à travers une neutralité axiologique les événements sans se positionner sur « le croire » des observé·e·s. L’ethnologue doit donc épouser pour un temps le même regard, voir à travers l’œil (qui est moins l’organe de la vision que celui de la tradition, expliquait Franz Boas) de celui que l’on observe afin de comprendre comment se construit sa vision, et donc, ses représentations, et donc, ses pratiques.
Une fois fait, Rozenberg estime tout de même que cette posture épistémique ne permet pas de résoudre un paradoxe latent dans la situation : comment des personnes peuvent-elle remarquer et désigner les trucages et artifices de l’intervention surnaturelle tout en croyant à cette même apparition surnaturelle ?
Le chercheur explique alors qu’il existe quatre propositions anthropologiques qui permettent de répondre à cette question (sans qu’elles soient mutuellement excluantes les unes des autres) tout en annonçant qu’aucune de ces dernières ne parait bien convenir à la situation qu’il a observée.
- la première proposition est culturaliste et tend à répondre que, justement, le regard des observé·e·s est aveugle aux rouages qui font vivre le surnaturel et que c’est parce que l’ethnologue est étranger à cette même culture qu’il les repère vite. Cependant, dans l’exemple qui nous occupe : les observé·e·s remarquent tout autant que l’observant, ces rouages. La surdétermination culturelle de « la croyance » n’explique donc pas entièrement le paradoxe.
- la seconde proposition ressemble au postulat de la première mais en se focalisant sur l’individu (et sa conscience). Ce serait donc l’observé·e qui s’auto-convainc de ne pas voir, quasi-mécaniquement. Cependant Rozenberg rappelle que les individus mentionnent devant les autres les invraisemblances qu’ils remarquent. L’aveuglement psychologique du « croire » n’explique donc pas non plus complètement le paradoxe.
- la troisième proposition considère comme la première qu’au niveau du « croire », les croyants, lorsqu’ils ne peuvent ignorer les invraisemblances vont tenter de leur trouver une vraisemblance logique dans leurs représentations. Les invraisemblances sont donc éliminées, gommées par le regard de l’observé·e. Cependant, Rozenberg a également remarqué que, même si de nombreuses invraisemblances sont remarquées par les croyants, ces derniers ne cherchent pas à les expliquer ou les couvrir. Il semble que, pour les observé·e·s, le paradoxe que pose l’ethnologue n’en est pas un.
- la quatrième proposition enfin, postule qu’il faudrait considérer les séances d’apparition comme des temps et des espaces spéciaux où les règles d’usage de la logique du quotidien ne seraient plus les mêmes. Une sorte de suspension consentie d’incrédulité comme celles qui caractérisent le visionnage d’un film ou d’une pièce de théâtre. Mais Guillaume Rozenberg rappelle qu’à la différence de ces situations, les séances d’apparition sont le lieu où le doute existe sans cesse puisque c’est le lieu où l’on éprouve la véracité du surnaturel (à la différence d’une salle de cinéma ou l’on trouverait particulièrement lourdes les interventions d’une personne qui pointerait chaque trucage). C’est donc une proposition qui ne permet pas non plus de comprendre pourquoi les invraisemblances sont pointées du doigt par les adeptes.
Enfin Rozenberg propose une cinquième posture conceptuelle qui permettrait, selon lui, de mieux comprendre le paradoxe posé :
Les observé·e·s ne font pas sans les invraisemblances, ni même contre les invraisemblances. Les croyants font avec ces invraisemblances : ces dernières sont constitutives de la nature surnaturelle de la séance d’apparition. La dimension fictive de cette apparition est en fait une co-création, une co-participation à la réalité construite lors cet événement.
Ces invraisemblances ne s’interprètent pas, elles sont performatives, c’est à dire qu’elles sont par essence ce qui fait exister le surnaturel, au même titre que les vraisemblances. Les anomalies de représentation sont donc le moyen pour les observé·e·s d’être acteurs de la fiction collective puisqu’elles forcent un positionnement (soit dans l’adhésion soit dans le rejet) du « croire ». Ce « croire » qui renvoient également au positionnement de chacun :
On raconte cette apparition comme la genèse de son propre mythe, on devient par la rencontre avec les weikza, un·e co-créateur·ice du récit fictionnel collectif. C’est d’ailleurs en cela que « le croire » alimente « la croyance ».
Rozenberg sait que cette proposition épistémique tranche avec les autres tant elle accorde d’importance à ces invraisemblances. Or il considère également que ces mêmes anomalies sont le fruit d’une entente sourde et non-dite entre les opérateurs du culte (le médium et ses complices) et les fidèles. Ainsi pour les uns comme pour les autres, croire nécessite de savoir qu’on construit une fiction et que c’est ce caractère fictionnel qui est une une condition de sa réalité.
Et la construction de cette réalité passe par une relation personnalisée entre l’adepte et le cultiste : on fait faire l’expérience du surnaturel au croyant, on lui propose de vérifier, de toucher, de s’approcher, de tenir entre ses mains. On met en scène le doute pour mettre en scène la confrontation avec le réel. Et c’est cette mise en scène qui participe de la légende personnelle de chaque observé·e, qui fera bientôt lui-même étalage de sa capacité à fabriquer un nouveau réel : « la croyance ». Car qu’est-ce qui, au final est le plus valorisant ? parler d’un évènement dont on a rejeté l’explication surnaturelle ou raconter comment, malgré un examen minutieux on a été convaincu·e, et donc, on a rencontré une entité semi-immortelle ?
C’est d’ailleurs pour cela, à mon avis, que les complotistes semblent souvent prendre beaucoup de plaisir à argumenter pendant des heures et des heures et des heures à propos de ce qui fonde leur croyance.
Et c’est la même raison qui fait que je pense que permettre à des groupes comme Reopen9/11 (groupe conspirationniste au sujet des attentats du 11 septembre) de mettre en scène ce qui relève chez eux du « croire » par l’examen minutieux de chacun des arguments (arguments étant présents en stock infini d’ailleurs puisque chaque débunk mène à un autre argument) qu’ils pourront présenter, est très peu pertinent voire néfaste.
Un choix a dû être fait au moment où le négationnisme devenait populaire : combattre le négationnisme ce n’est pas débattre avec le négationniste, c’est juste faire de l’Histoire. Faire de l’Histoire, travailler la mémoire et l’analyse politique.
Lorsque Pierre Vidal-Naquet publie dans la revue Esprit, en 1980, le long article « Un Eichman de papier« , qui deviendra le cœur de son ouvrage Les Assassins de la Mémoire, il le fait à une condition expresse: que la revue n’accorde pas aux négationnistes un droit de réponse.
Évidemment cette demande, que Vidal-Naquet fait très publiquement, servira aux négationnistes à crier à la censure. Il ne s’agit pourtant pas de ça. Il ne s’agit pas tant de contester un droit à s’exprimer des négationnistes (qui, comme le fait remarquer Vidal-Naquet, ont leurs propres publications) mais de leur refuser un droit au débat.
C’est une position qui tente de répondre à ce constat, que Vidal-Naquet dresse des conséquences de l’ouverture française de la grande presse aux thèses négationnistes alors qu’en Angleterre, pays qui a inventé la liberté de la presse, les révisionnistes n’ont pas eu accès à la grande presse, en France, il y a eu dans certains journaux libéraux ou libertaires (Le Monde, Libération) des esquisses de discussion, avec parfois le sentiment pour le lecteur qu’il y avait deux thèses équivalentes entre lesquelles il était permis d’hésiter.
« Les négationnistes, comme les fascistes quand ils ne sont pas au pouvoir, jouent énormément de cette mise en scène de la « liberté d’expression » pour donner à leurs thèses un vernis de respectabilité: ce n’est pas pour rien qu’ils insistent tellement pour se faire appeler « école révisionniste ». Il s’agit de se faire reconnaitre comme école historique sérieuse (le « révisionnisme » avait à l’origine un sens positif en histoire) qui « débat » avec une autre école historique, que les négationnistes désignent comme « école exterminationniste ».
Comment des non-spécialistes pourraient-ils trancher ce débat entre experts ? Pour Vidal-Naquet, il est justement important, par ce refus de débattre avec les négationnistes, de réaffirmer qu’il ne s’agit ici nullement d’une querelle d’experts, mais bel et bien d’une entreprise de falsification de l’histoire. Et le but de l’historien est de combattre cette entreprise en prenant garde de ne pas entériner la validité de la question.
Car débattre avec le négationniste, c’est non seulement lui offrir une plateforme pour exposer ses idées, mais aussi lui donner l’image d’un interlocuteur valable, ça lui confère l’aura d’une personne rigoureuse qui « connait bien son dossier », une personne qui ne sera jamais en posture de défense (elle ne défend pas de thèse, elle attaque la « thèse officielle ») ce qui lui donne l’ascendant systématiquement dans le débat. Et malheureusement, même si ça ne devrait pas être le cas, c’est le cas.
Je considère que ne pas tenir compte de ces faits, c’est faire preuve d’un orgueil démesuré (« oui mais moi tu vas voir comment je vais le moucher »), c’est se flatter soi-même plus que de réfléchir à une stratégie viable pour réduire à néant ces croyances. Ce n’est pas ce que font les zététicien·ne·s. Ainsi, ce n’est peut-être pas un hasard si le fondateur du Cercle Zététique est connu pour ses liens avec les milieux négationnistes.
Et ce n’est pas non plus un hasard si les sciences sociales (exception faite de la psychologie) ont beaucoup de mal à trouver leur chemin (voire une simple légitimité) dans ces espaces politiques que sont les milieux zététiques. Ces derniers ne semblent pas encore prêts à se définir comme tel. Mais alors comment pourraient-ils faire preuve de réflexivité ?
Confondre toutes les croyances, tous les rapports au croire dans un même grand sac et s’atteler à toutes les « debunker » sans tenir compte des contextes sociaux, politiques, historiques et culturels qui les produisent et les façonnent, c’est peut-être là plus une posture de curé que de scientifique.
On touche sans doute là un malentendu entretenu par la malhonnêteté des un·e·s et par l’incompétence des autres. Espérons que les choses changent. En attendant, les femmes voilées subissent toujours l’islamophobie.
Merci à l’équipe de Zet-Ethique et notamment à Aure, Arnaud et Gaël pour l’aide et le soutient apporté à la rédaction de cet article.